Le vaste projet européen FuturICT, codirigé depuis l’EPF de Zurich, veut créer un superordinateur pour simuler et prédire le «fonctionnement» du monde et de ses acteurs, les crises, les catastrophes… Créer en quelque sorte une «boule de cristal sociologique»
Juillet 2010, Duisbourg. Des milliers de jeunes participent à la Love Parade. Dans un tunnel, un mouvement de foule énorme se crée et finit par causer, par écrasement, la mort de 21 personnes. «En étudiant la vidéo de la cohue qui, dans ce type de bousculade, se met à «onduler», nos simulations indiquent que l’on aurait pu prédire cette catastrophe», assure Dirk Helbing. De même, si on avait été plus attentifs à certains signaux économiques, la crise de 2008 aurait pu être devinée. Entre autres exemples.
Dirk Helbing en est convaincu: il est possible de simuler, voire de prédire le grouillement de la vie sur Terre, celui qui est lié aux comportements humains. Comment? En tirant profit de l’incommensurable masse de données générées grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (ICT): Internet et réseaux sociaux bien sûr, mais aussi toutes les traces digitales que nous laissons ici, en se laissant localiser grâce à son téléphone, ou là, en achetant un billet de train électronique. Bref, explorer, imiter et mieux gérer un monde hyperconnecté est désormais plausible – «il y a cinq ans, Twitter et Facebook n’existaient pas», justifie Dirk Helbing – qui plus est souhaitable.
C’est le but du projet FuturICT, qui a fait l’objet d’un débat récent organisé à Berne par l’Académie suisse des sciences humaines et sociales (ASSH). Codirigé par Dirk Helbing à l’EPF de Zurich et Steven Bishop au University College de Londres (UCL), c’est l’une des six initiatives phares présélectionnées par l’UE; deux seront choisies au début 2013 et alors soutenues avec 1 milliard d’euros sur dix ans.
Pour décrire cette idée gargantuesque, Dirk Helbing brasse les grands mots: «L’homme est allé sur la Lune, a exploré la matière. Il est temps de lui donner les moyens d’étudier la vie sociale sur Terre», dit celui qui voit là une «renaissance des sciences sociales» avec l’arrivée en puissance des technologies numériques. Et de parler aussi d’«accélérateur de connaissances», en référence aux collisionneurs de particules géants des physiciens.
«Les techniques ICT créent un déluge de données (tweets, statistiques diverses, site de photos sur Internet, etc.), dont on ne sait souvent que faire. C’est un problème, mais aussi une partie de la solution!» En les passant au crible, les centaines de scientifiques de dizaines d’institutions européennes parties prenantes de FuturICT ambitionnent de découvrir les lois générales sous-jacentes aux systèmes interactifs et globaux dans lesquels on vit, ainsi que les réactions en chaîne qui les font évoluer. Puis de les appliquer pour prédire les options à suivre afin de connaître un futur durable (gestion de l’énergie), de réduire la vulnérabilité aux risques (en économie, en géopolitique) ou d’accroître la résilience de nos sociétés. L’idée est, en quelque sorte, de créer une «boule de cristal sociologique».
Le projet repose sur trois piliers. Le premier devra établir un «Système nerveux planétaire»; il collectera un maximum de données diffusées sur Terre. Un exemple? «Lors de la catastrophe de Fukushima, 500 millions de tweets ont été émis!» note Heinz Gutscher, président de l’ASSH. «Nous lancerons aussi des quêtes ciblées», ajoute Dirk Helbing. Le projet vise l’établissement d’«Observatoires de crises» spécialisés dans le suivi de domaines précis (finance, épidémies, conflits, consommation, etc.), dont le rôle sera d’en prendre le pouls en continu.
Deuxième élément: un «Simulateur de Terre vivante». Un superordinateur capable de faire tourner simultanément, avec les données acquises, des modèles d’évolution de tous types de systèmes (économique, politique, sanitaire, environnement…) développés à partir des lois fondamentales découvertes.
Enfin, les initiateurs de FuturICT veulent créer une «Plateforme globale de participation» afin de démocratiser cette méthode de travail parmi les sociologues, voire au-delà. «Ce projet va faciliter une co-évolution symbiotique des ICT et de la société», se réjouit Dirk Helbing.
A ceux qui souhaitent mieux cerner ces visions aussi prometteuses qu’absconses, le physicien répond que ses partisans ne partent pas de rien, et insiste sur le fait que les techniques de simulation, après s’être imposées en sciences naturelles, doivent entrer dans les sciences sociales. Dirk Helbing lui-même est un spécialiste reconnu de l’étude des foules, comme celle du pèlerinage de La Mecque. Son équipe a aussi réussi à reproduire ce qui cause les fameux mouvements en accordéon des autoroutes bondées, et même à proposer des solutions.
Dans les domaines économique et financier, moult modèles sont déjà utilisés, dit Alan Kirman, professeur de sciences économiques à l’Université d’Aix-Marseille. Avant d’admettre: «Le problème, c’est qu’ils n’incluent pas d’emblée de possibles crises… Grâce à l’éconophysique, il faut en développer de nouveaux, qui tiennent compte de cet aspect de manière endogène.»
Encore? En septembre 2011, Kalev Leetaru, de l’Université d’Illinois, a montré que les révoltes tunisienne et égyptienne auraient pu être prévues en lisant, durant les trente années précédentes, la presse locale et en analysant sa tonalité. Deux ans plus tôt, en 2009, l’entreprise Google avait analysé les requêtes des internautes au sujet des symptômes de la grippe et pu prédire, avant les instances de surveillance, l’arrivée de l’épidémie. IBM, de son côté, a pu aider la police de Memphis à faire baisser le crime dans cette ville américaine, en analysant les informations issues des archives judiciaires et des appels d’urgence, raconte Le Monde . Enfin, «nous avons quantifié, aux bornes d’entrée et de sortie du métro de Londres, les utilisations des «pass» magnétiques de voyageurs, et ainsi pu optimiser la fluidité dans les stations», a expliqué Michael Batty, professeur à la Faculté de l’environnement construit de UCL.
Autant d’exemples qui ne convainquent pas tout le monde, dans la communauté des sociologues, de faire le pas que veut FuturICT. Responsable du numérique au Médialab de Sciences Po, à Paris, Paul Girard reconnaît que «les ICT sont en train de révolutionner les sciences sociales. Avant, les corpus d’études étaient de petite taille, car le critère était la rareté. Aujourd’hui, l’abondance des données changent la donne.» Mais d’avertir: «On veut reconstruire un corpus à partir des traces que ses membres laissent sur Internet, sur Twitter, etc. C’est très complexe… D’autant que, alors qu’il faut extraire ces données automatiquement, elles n’affichent pas forcément la qualité nécessaire».
D’aucuns s’interrogent sur la protection de ces informations: «Les comportements individuels ne nous intéressent pas, les données seront anonymisées, dit Dirk Helbing. Ce qui nous importe, c’est de pouvoir suivre les interdépendances macroscopiques et statistiques qui résultent des interactions sociales.»
Est-ce ensuite réaliste de vouloir modéliser la société? Les modèles existent depuis des lustres, dans divers domaines, rappelle David Weinberger, chercheur au Berkman Center for Internet and Society à l’Université de Harvard, dans la revue Scientific American, en commentant le projet. Leurs modes d’emploi: stipuler des relations entre certains facteurs, introduire des données dans le modèle, observer les résultats. Cela fonctionne bien lorsque les paramètres sont peu nombreux et la complexité moindre, pour simuler la foule de La Mecque par exemple – tout le monde va dans la même direction, avec un but précis. «FuturICT, en revanche, veut modéliser des systèmes dans lesquels les gens agissent pour la plus large diversité de raisons possibles, avec différentes motivations», écrit-il. Dans les cas les plus complexes, impliquant quantité de paramètres, le nombre de possibilités croît exponentiellement. Et «nous n’avons pas la moindre théorie des comportements sociaux avec laquelle commencer à imaginer ces modèles», admet David Weinberger.
Pour Cosma Shalizi aussi, statisticien à la Carnegie Mellon University, à moins de se résigner à utiliser des modèles très simplifiés qui échouent à reproduire l’entière complexité des comportements sociaux, «obtenir des bons modèles à partir des données brutes est sans espoir».
Qui plus est, les systèmes en question (social, économique, etc.) ne sont pas seulement complexes, mais parfois chaotiques, rendant toute évolution imprévisible. «C’est aussi le cas avec la météo et le climat, objecte Jagadish Shukla, climatologue à la George Mason University, dans Scientific American . On ne peut pas prévoir s’il va pleuvoir dans 100 ans, mais on peut estimer la température de l’océan pour la même époque. Ainsi, même si le climat est un système chaotique, il permet une certaine prédictibilité.» Selon lui, il en irait de même avec les modèles de FuturICT.
Dirk Helbing l’admet, qui préfère le terme de prévision à celui de prédiction: «En interprétant nos modèles, nous parlerons en termes de probabilités que des événements en cascade surviennent. Comme pour les prévisions météo: si elles ne sont pas toujours fiables, elles restent souvent utiles.» Mais pour ce genre de conjectures grossières, «nous n’avons pas besoin de superordinateur, d’une galaxie de données, et de 1 milliard d’euros», attaque David Weinberger. Dirk Helbing de rétorquer: «Même si nous parvenons à amoindrir le coût d’une crise économique d’un seul pour-cent – celle de 2008 a coûté 2200 milliards de dollars –, l’investissement dans FuturICT aura valu la peine.»
Si tous ces modèles ont pour but d’émettre des recommandations, destinées par exemple aux décideurs, encore faudra-t-il bien comprendre comment ces modèles ont «fait» pour générer lesdits conseils, reprend David Weinberger. «Mais des modèles sophistiqués dérivés de montagnes de données informatiques – et donc affinés en y réintroduisant en boucle leurs propres résultats – pourraient produire des résultats à partir de processus trop complexes à comprendre pour le cerveau humain. On aurait le savoir, mais sans la compréhension» de son making of! Dirk Helbing botte en touche: «Lorsque l’on utilise Google, on ne se soucie pas de savoir comment ce logiciel fonctionne…»
«Nous n’allons pas gaver de données des simulations monstrueuses, tempère-t-il devant ces critiques. Nous allons travailler de manière segmentée, en ciblant vraiment, dans chaque domaine, le problème à comprendre et à simuler.» «Il faudra un leadership très fort pour fédérer tous les volets de FuturICT. C’est un peu ironique, commente Geoffrey West, physicien théoricien au Santa Fe Institute, dans la revue Reflex,car en cherchant à découvrir les lois qui sous-tendent des systèmes complexes créés par l’organisation de la société, le projet crée lui-même un système complexe…»
Dirk Helbing en est persuadé, la tâche est réalisable. Pourquoi faut-il 1 milliard d’euros pour cela? «Les membres de notre communauté travaillent d’habitude dans leur coin. Voilà une chance unique de faire converger divers groupes de sociologues, et de faire entrer les sciences sociales dans l’ère de la Big Science. Les fonds européens accéléreraient ce mouvement. De plus, veut-on laisser des sociétés privées comme Google s’arroger l’analyse de ces montagnes de données, avec peu de scrupules? Nous proposons de le faire de manière publique, transparente et collaborative», conclut-il. Avec le secret espoir, peut-être, de donner tort à Newton, qui a écrit: «Modéliser la folie des hommes est plus difficile que modéliser la course des planètes.»