Quelles sont les pressions sélectives externes qui permettraient à l’homme d’évoluer aujourd’hui? Ou quand la culture influe et se lit jusque dans les gènes
C’est l’histoire de deux brontosaures qui voient un T-Rex fondre sur eux. Et qui se mettent alors à courir aussi vite qu’ils peuvent. L’un des deux dit à son compère: «Pourquoi nous fatiguons-nous? Nous n’arriverons jamais à courir plus vite que le T-Rex!» Et l’autre, cyniquement: «Je ne cherche pas à courir plus vite que le T-Rex, juste à courir plus vite que toi!»
Cette fable, imaginée par l’éthologiste Richard Dawkins, n’a d’autre but que de rappeler un des points cruciaux liés à ce moteur de l’évolution qu’est la sélection naturelle: ce processus concerne une compétition qui a moins lieu entre espèces qu’au sein même de chaque espèce.
Aujourd’hui, cette règle s’applique-t-elle encore à l’homme, sa survie ne dépendant plus des avantages physiques induits par le patrimoine génétique, comme au temps des brontosaures? Non, a répondu Steve Jones, se rendant aussitôt célèbre. Et le généticien du University College de Londres de justifier que la chance qu’a aujourd’hui un nouveau-né de vivre jusqu’à l’âge de la reproduction, dans les pays développés du moins, est de toute façon de plus de 99%. Ainsi, les plus faibles à la naissance ne sont plus éliminés par la sélection naturelle… Le chercheur a même calculé que les changements dans les taux de survie et de reproduction avaient conduit à une baisse d’au moins 70% de chance qu’opère le processus de sélection naturelle, tel que l’a décrit Darwin.
Mais au fait, de quoi s’agit-il? La sélection naturelle per se correspond à un tri des individus les plus aptes à survivre ou à se reproduire. Elle repose sur trois principes: la variation génétique entre individus, leur adaptation à leur milieu, et leur capacité à transmettre leurs caractères avantageux à leurs descendants. Surtout, elle est stimulée par ce que les scientifiques appellent «pressions sélectives», ces soufflets attisant les braises de l’évolution.
Ces pressions peuvent être dues à plusieurs causes: l’environnement (isolement géographique par exemple), la sélection sexuelle, la présence de parasites ou de prédateurs, ou encore la disponibilité de nourriture. L’exemple le plus célèbre, décrit par Darwin, est celui des pinsons des Galápagos au gros bec qui, par temps de disette, avaient plus de facilité à consommer des graines que leurs homologues à bec plus fin, et qui ont fini par survivre.
«De tous les grands principes de la sélection naturelle de Darwin, presque aucun ne s’applique plus à l’homme aujourd’hui», coupe Denis Duboule, biologiste à l’Université de Genève et à l’EPFL. Pour autant, toutes les pressions sélectives sur Homo sapiens ont-elles disparu? Ou influent-elles encore sur les gènes humains de manière à générer une série de micro-évolutions?
Nombre d’anthropologues s’accordent à l’idée que, chez l’homme, la sélection est désormais bien plus culturelle que naturelle. «Par culture, nous n’entendons pas l’art ou la musique, mais plus largement l’aptitude humaine à acquérir et à transmettre des savoirs et des compétences, et à concevoir des solutions à des problèmes en tirant profit de ce réservoir commun de connaissances», explique dans La Recherche Kevin Laland,professeur à l’Université de St Andrews (Ecosse). Chez les hominidés, les premières pressions sélectives «culturelles» furent ainsi l’apparition de la vie en «civilisation», puis de l’agriculture. Dès lors que certains peuples se sont mis à élever des animaux, il leur est par exemple apparu que leur lait était une riche source d’éléments nutritifs. Ainsi, une mutation génétique est apparue il y a 8000 à 9000 ans en Europe du Nord et en Afrique de l’Est, qui a permis à l’homme de produire l’enzyme nécessaire pour digérer ce lait. Un avantage sélectif certain en termes de nutrition. Et aujourd’hui, ce gène est présent chez 80% des Européens, mais à peine 20% des habitants d’Asie.
Walter Wahli, professeur au Centre intégratif de génomique à l’Université de Lausanne, ne doute pas qu’aujourd’hui encore «des mutations ou modifications physiologiques similaires permettent de nous adapter à notre nourriture actuelle, souvent de mauvaise qualité et trop riche en calories.» Quant à l’hypothèse longtemps suivie que les régimes nutritionnels conduisent à une augmentation moyenne de la taille humaine, elle a été infirmée par diverses études.
«Nous observons bien un tel accroissement, dans les zones urbanisées surtout», avise André Langaney, généticien à l’Université de Genève. Pourquoi? «La seule hypothèse qui tient encore est celle d’une différence des interactions sociales entre villes et campagnes, qui agiraient sur le cortex et induiraient, par effet de dominos dans le cerveau, une stimulation de l’hypophyse, la glande qui sécrète l’hormone de croissance.»
L’agriculture pourrait aussi avoir ouvert d’autres brèches pour l’évolution de l’homme en permettant de nourrir une population de plus en plus croissante, qui commençait alors à s’agglutiner dans des villages. Agglomérations dans lesquelles les virus, parasites et autres agents pathogènes pouvaient se répandre à la vitesse du feu. C’est ainsi que s’est accrue la lutte évolutive entre le système immunitaire humain et ses assaillants microscopiques. Un combat qui se poursuit aujourd’hui: plusieurs études ont montré que la fréquence du gène CCR5-Δ 32, une variante d’un ancien gène protecteur contre la variole qui prémunit désormais contre le virus du sida, augmentait parmi la population. Autrement dit: la présence de ce gène dans le code génétique d’un individu lui confère un avantage sous cette pression sélective qu’est la présence d’un virus.
De même pour la malaria: la maladie n’est vieille que de 35 000 ans. «Or dans les régions où elle est endémique, les habitants ont petit à petit développé 25 nouveaux gènes qui les protègent», dit John Hawks (Université de Wisconsin) dans la revue Discover. De quoi conclure que ces microbes exercent tout de même une pression sur l’évolution, surtout dans les pays où les traitements médicaux sont lacunaires.
L’un dans l’autre, la plupart des pressions sélectives sur l’homme sont liées à des facteurs environnementaux. La pollution, notamment, n’est pas le moindre. Le Programme national de recherches «Perturbateurs endocriniens», achevé en 2007, a montré à quel point les divers produits chimiques dispersés dans l’environnement, tels les pesticides, chamboulent chez l’animal les fonctions des hormones endogènes, liées notamment à la fertilité. Les parallèles avec l’homme restent ardus à tirer, car certaines données manquent. «Selon la littérature, des liens pourraient être faits entre l’exposition fréquente à des pesticides et la baisse du nombre de spermatozoïdes décomptés dans chaque millilitre», avertit Marc Germond, du Centre de procréation médicalement assistée à Lausanne. «Nous avons aussi de fortes présomptions que ces substances chimiques ont des activités Å“strogéniques qui agissent déjà sur les testicules en formation dans le ventre de la mère.» Des constats qui ont des impacts en termes de reproduction, et donc d’évolution? «Impossible à dire. Car pour cela, il faudrait suivre durant des années des couples qui ont un projet parental, et exclure tous les autres facteurs influençables. C’est très difficile.»
En France, Lyliane Rosetta, du Laboratoire Dynamique de l’évolution humaine au CNRS, s’intéresse, elle, aux effets de la pollution atmosphérique sur la fertilité féminine. Un millier de femmes de 18 à 44 ans vont livrer régulièrement leur urine. Leur profil hormonal sera déterminé tandis que leurs cheveux, «archives» de la qualité de l’air, renseigneront sur le degré de pollution de leur milieu. Les scientifiques vont ensuite chercher des corrélations. En termes d’évolution, «si la pollution affecte la probabilité de grossesse, les femmes les plus fertiles s’en «sortiront» mieux que les femmes les moins fertiles qui, elles, auront plus de difficultés à se reproduire». Résultats attendus en 2010.
Autre «pression sélective» possible: les changements climatiques. Des chercheurs néo-zélandais ont montré, dans un article paru dans les Proceedings of the Royal Society B, que parmi 130 paires de mêmes petits mammifères vivant à des latitudes différentes, l’ADN de ceux qui vivaient dans des climats plus chauds changeait avec une fréquence plus rapide. L’idée n’est pas nouvelle – elle a déjà été étudiée chez les plantes, et expliquerait pourquoi les espèces foisonnent sous les Tropiques – mais c’est la première fois qu’elle est testée sur des mammifères. Les scientifiques y vont de leur explication: c’est parce que les autres organismes (plantes et parasites) avec lesquels interagissent les mammifères testés évoluent plus rapidement que ceux-ci subissent une pression co-évolutive afin de ne pas être «lâchés en route».
Et ce mammifère qu’est l’homme, subit-il le même sort sur une planète de plus en plus fébrile? «Dans un premier temps, il va tout faire pour contrer les changements dans son environnement, tempère Daniel Cherix,professeur d’écologie et d’évolution à l’Université de Lausanne. Mais dès que ce ne sera plus possible, il devra trouver des parades évolutives.»
Toutes ces «pressions sélectives» sur Homo sapiens ont ceci en commun qu’elles découlent, de près ou de loin, d’un façonnage de l’environnement par l’homme. Cette idée a donné naissance à une théorie dite de «construction de niche», dont Kevin Laland est un des auteurs, et qui s’appliquerait à tous les organismes vivants. «Ceux-ci ne sont pas passifs, explique-t-il dans La Recherche. Ils n’attendent pas que la sélection naturelle les élimine, mais choisissent ou se construisent un environnement plus favorable. Celui-ci doit donc être vu comme évoluant de conserve avec ces organismes, sur lesquels il exerce à son tour une pression sélective. Et ceci n’est nulle part aussi évident que chez l’homme: c’est en grande partie notre prédisposition pour la culture qui fait de nous de tels constructeurs de niche. Et les deux concepts se renforcent mutuellement. A cet égard, l’évolution humaine est unique: la construction de niche la conduit et la dirige bien plus que chez les autres espèces.»
D’où la sombre question: l’homme peut-il provoquer sa propre fin? Il y a deux raisons de penser que oui: «Premièrement, la culture augmente aussi fortement l’aptitude à la destruction de la niche, illustrée de manière alarmante par nos guerres de «haute technologie». Ensuite, les adaptations culturelles peuvent aller bien plus vite que les adaptations génétiques.»
Grâce aux progrès réalisés dans le domaine des biotechnologies, l’homme s’est en effet fabriqué une ultime «pression sélective» sur sa propre évolution: celle de pouvoir manipuler son patrimoine génétique. Imaginons de futurs parents feuilletant un catalogue sur Internet et cliquant pour choisir la couleur des yeux, le sexe, voire les capacités de leur enfant à naître après fécondation in vitro. A cela s’ajoutent les possibilités d’altérer les gènes d’un individu, dans un but thérapeutique ou non. «Un jour, nous aurons la possibilité de créer une nouvelle espèce humaine!» estime Peter Ward, auteur du livre Future Evolution, dans la revue Scientific American.Belle «pression sélective» que cette capacité-là. Mais qui ne concernerait qu’une infime partie, aisée, des couples dans le monde, rétorquent ceux qui n’y croient pas. Rien, donc, de significatif à l’échelle globale. Ainsi, pour André Langaney, «on n’en est pas encore à pouvoir prévoir l’ensemble des caractéristiques d’un individu, encore moins à pouvoir les choisir avec des techniques génétiques. Car le moindre trait physique est le fruit de l’interaction de plusieurs gènes.»
Denis Duboule y souscrit, mais en partie seulement. Car selon lui, «actuellement, c’est notre culture qui nous empêche d’évoluer dans ce sens, et «fixe» l’espèce humaine. Mais cela peut changer, si un jour l’homme s’autorise le clonage, la transgénèse, la modification de son espèce à vaste échelle… L’évolution humaine pourrait alors faire un immense bond substantiel, pour le meilleur ou pour le pire.»
Le sociologue français Edgar Morin le résume bien: «L’évolution culturelle continue l’évolution génétique. Par d’autres moyens.»