Le professeur Talal Akasheh est l’un des cinq lauréats 2008 du Prix Rolex. Il développe une base de données pour préserver la cité perdue des Nabatéens.
Un beau cadeau empoisonné. A l’été 2007, l’ancienne «cité perdue» de Pétra, dans le sud de la Jordanie, est sélectionnée parmi les sept nouvelles merveilles du monde. Depuis, le nombre de touristes a presque doublé, accroissant d’autant les menaces de détérioration sur ce site si fragile: abrasion par les pieds et les mains des visiteurs, dépôts de poussières soulevées par les animaux les transportant (ânes, chameaux), vandalisme, etc.
A cela s’ajoutent la lente désintégration chimique des roches par les sels de la mer Morte voisine déposés par les vents, les crues «éclair» dues aux pluies violentes, ou encore la diffusion d’eau salée provenant de la nappe phréatique souterraine. L’envoûtante et millénaire «Pétra la rose», cité troglodytique surnommée ainsi à cause des tons vermeils de ses roches chargées de cristaux divers, s’érode et disparaît chaque jour un peu plus. Et de l’avis de tous les observateurs préoccupés, trop peu est entrepris pour lui venir en aide.
C’est ce à quoi souhaite remédier Talal Akasheh. Voilà 26 ans que ce professeur de chimie à l’Université hachémite de Jordanie collecte une abondante documentation sur le site, qu’il a réunie dans une base de données. Celle-ci sert de «cÅ“ur» au système d’informations géoarchéologiques (SIG) qu’il développe. Ce genre d’outil informatique permet de relier entre elles divers types d’informations (géographiques, archéologiques, climatiques, historiques, etc.) concernant les multiples points d’une région. Celui de Pétra doit former l’assise des activités de conservation futures du site. Aujourd’hui à Dubaï, Talal Akasheh reçoit l’un des cinq Prix Rolex à l’entreprise, dotés chacun de 100 000 dollars et alloués par l’entreprise horlogère éponyme, qui a invité la presse à découvrir ses activités sur place. Ces fonds devront lui permettre de parachever «son» SIG. Et la tâche est immense.
Le site de Pétra s’étend sur 264 km2. Cette ville, créée par les Edomites vers la fin du VIIIe siècle av. J.-C., a surtout été développée par la tribu nomade des Nabatéens quatre siècles plus tard. Elle se trouve dans une cuvette et des gorges creusées par le vent et l’eau dans un plateau de grès. Auparavant «pirates du désert», les Nabatéens s’y sédentarisent après avoir compris qu’héberger les caravaniers leur apportait un revenu plus régulier que les détrousser. Devenus riches, et n’ayant pas la place pour construire horizontalement, ils sculptent dans les falaises de grès, roche issue de l’agrégation de grains de sable, des centaines de temples et tombeaux majestueux, des théâtres et autres lieux de vie. «Ils ont aussi développé un astucieux système de récupération de l’eau, constitué de canalisations creusées dans la roche, de barrages et de citernes», explique Talal Akasheh.
Bien que cette ancienne «cité perdue» ait été retrouvée en 1812 par l’explorateur suisse Jean-Louis Burckhardt, nombre de ses monuments sont encore mal décrits, voire non localisés. «Nous avons déjà répertorié 2750 édifices sur une surface de 10 km2, avec des photos et informations sur leur style architectural, leur état de conservation, leurs références spatiales (coordonnées GPS), parfois des données sur le taux d’humidité, sur la composition chimique des roches, ainsi que des images satellites des lieux. Il en reste 500 à 1000», dit le professeur.
«Un tel travail de documentation est un prérequis indispensable pour mettre en place des actions de restauration ciblées et échelonnées dans le temps, souligne Christopher Tuttle, directeur adjoint du Centre américain de recherches orientales à Amman. Et pour nous, archéologues, les bénéfices sont immédiats et d’une valeur inestimable.»
Un système comme le SIG servira en effet à faire avancer les recherches. «Car au final, l’objectif est moins de décrire des objets et monuments que de les replacer dans un contexte. L’exploration systématique du SIG permet ainsi de faire ressortir la fantastique somme de travail qui fut nécessaire aux Nabatéens pour créer, faire vivre et protéger une ville dans un endroit aussi difficile».
Un seul exemple? La gestion de l’eau: «Des météorologues ont calculé la quantité de pluie moyenne qu’il tombait ici à l’époque chaque année (environ 150 mm), dit Talal Akasheh. Or, grâce à l’ensemble des citernes et barrages décrits dans le SIG, on a pu montrer que ces réservoirs pouvaient stocker les mêmes quantités d’eau, à 10% près. Si bien qu’aucune goutte n’était perdue pour les 30 000 habitants qui vivaient là à l’apogée de Pétra. Cela démontre la capacité des Nabatéens à tirer au mieux profit de leur environnement.»
Dans l’avenir immédiat, Talal Akasheh va donc à nouveau arpenter Pétra avec ses trois ou quatre collaborateurs, pour étayer sa base de données et le SIG. Il envisage aussi de commencer à générer des visualisations informatiques en trois dimensions de la cité. Plus tard, il projette de réaliser des études poussées des monuments en utilisant la fluorescence par rayons X, une méthode non invasive qui permet de déterminer les compositions internes en sels des roches. Grâce à un radar, il s’imagine enfin partir à la traque des tombes souterraines encore dissimulées. «Mais pour cela, pour sauver Pétra, il faudrait des millions… Le Prix Rolex, espère-t-il, me permettra peut-être de lever d’autres fonds. Et au moins de sensibiliser le monde à la fascination que peut susciter l’ancienne cité des Nabatéens. Moi-même, après 26 ans, je trouve encore de nouveaux sujets d’émerveillement.»