L’intelligence artificielle fait irruption partout dans notre vie quotidienne. En médecine aussi. Mais en cardiologie, l’on admet être très en retard avec ces outils numériques. C’est pourtant peut-être en train de changer, avec deux professeurs du CHUV et de l’EPFL, qui développent un outil pour repérer très tôt les personnes menacées par un infarctus. Ils vont lancer sous peu une vaste cohorte d’un millier de patients en Suisse.
L’infarctus du myocarde – le muscle du cœur – induit des nécroses sur ce dernier lorsqu’il est mal irrigué par des artères coronaires défaillantes. Les causes possibles sont multiples : tabagisme, diabète, obésité, sédentarité, stress, hypertension, etc. . « Cela constitue aujourd’hui toujours la première cause de mortalité dans le monde, en Suisse et dans le canton de Vaud », souligne Olivier Müller, professeur de cardiologie au Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV).
A l’heure où l’intelligence artificielle (IA) s’immisce toujours plus dans le monde médical, le scientifique l’avoue sans ambages : « Nous, cardiologues, sommes en retard avec cette technologie. Cela fait une trentaine d’années que l’on utilise la même méthode pour ausculter le système cardiovasculaire des patients, en l’occurrence l’angiographie». Mais cela pourrait changer bientôt.
L ‘angiographie consiste à introduire dans une artère du bras ou de la jambe une sonde qui permet ensuite de remonter jusque dans l’artère approchant le cœur pour y injecter des produits de contraste. Ceux-ci font apparaître clairement les vaisseaux sur l’écran où s’affiche une image du cœur et des vaisseaux obtenue à l’aide de rayons X. « Et l’on voit lorsqu’il y a des irrégularités, poursuit le médecin en montrant l’écran noir-blanc à un endroit précis. Cela dénote d’une maladie : c’est l’athérosclérose. Et la façon de traiter cette artère, en posant un stent [petit tuyau extensible, ndlr.] garantissant le passage du sang) dépend uniquement de ma décision, basée elle-même sur mon œil. C’est mon regard qui va permettre de dire: ‘Je vais traiter, ou pas’. Or je pense qu’actuellement, on est un peu limité avec l’œil humain. Et on doit aller plus loin maintenant. »
Analyse des images avec l’IA
C’est là qu’entre en scène l’IA, à travers un projet mené conjointement avec Emmanuel Abbé à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Avec son équipe, ce professeur en mathématiques et sciences des données développe une méthode algorithmique plus objective pour l’analyse de ces images d’angiographie. «On prend une telle image d’un patient à ausculter, on la donne à l’algorithme qui va la transformer, la traiter et la comparer à tout un tas d’autres images, pour pouvoir prédire s’il y a un risque d’attaque cardiaque », explique-t-il.
Dans une étude exploratoire menée sur quelques cas et publiée en 2024 dans la revue EuroIntervention, la machine a battu un groupe de cardiologues dans l’identification de cas problématiques. De quoi réjouir les professeurs du CHUV et de l’EPFL. Mais la méthode reste bien sûr encore à valider à beaucoup plus large échelle. C’est pour cette raison que, comme l’a appris la RTS, les deux scientifiques vont lancer d’ici quelques semaines une vaste étude de cohorte en Suisse, nommée SwissCardIA, qui réunira au moins 1000 personnes d’ici les trois prochaines années. L’enjeux est simple, résume Emmanuel Abbé : « Pour que l’IA fonctionne bien, il faut beaucoup beaucoup de données imagées. C’est ce qu’on espère obtenir avec cette cohorte : des données de qualité en très grand nombre, avec des événements cardiaques qui nous permettront d’entrainer des IA. » L’objectif : mettre au point un outil prédictif pour tenter de repérer très tôt, lors des angiographies, les personnes potentiellement menacées par un infarctus, et donc de diminuer le nombre de ces accidents cardiaques.
Le développement d’une telle méthode de diagnostic aidée par l’IA s’ajouterait à d’autres, déjà présente depuis quelques années, surtout en imagerie médicale, en radiologie: comme l’ont montré plusieurs études, l’IA est ainsi la plupart du temps meilleure que l’humain pour reconnaître des tumeurs dans des images issues par exemple de mammographies. Pourtant, cette irruption toujours plus fréquente de l’IA dans la médecine suscite encore de la méfiance dans le corps médical. En 2021, dans le sondage Digital Trend Survey 2021, il est apparu que « 94 % des médecins interrogés s’opposent à ce que le diagnostic soit exclusivement établi au moyen d’un logiciel intelligent », rappelle la FMH dans un rapport datant de 2022.
Mieux soigner
Olivier Müller, lui, tout en admettant que le rôle des médecins va inévitablement changer à l’aune de ces avancées technologiques, voit les choses d’un autre œil : « Moi, cela ne me pose aucun problème. C’est extraordinaire de voir qu’une machine peut faire mieux que nous. J’ai envie de pouvoir avoir de l’intelligence artificielle qui me permettra de mieux traiter. Evidemment, dans un premier temps, on va plutôt superviser une intelligence qui aura acquis énormément d’expérience, sur la base de tout ce qu’on a appris durant nos études. Et il est probable que dans le futur, on n’aura même plus la capacité de superviser. Mais à la fin, je pense qu’on va mieux traiter les patients. Et c’est là notre seul mandat en tant que médecin. »
Mieux, soigner. Et peut-être même – c’est un autre intérêt de l’IA selon ce médecin – faire des découvertes qui échapperaient sinon à l’homme.