Charles Darwin aurait eu 200 ans cette année. Que vaut aujourd’hui sa théorie? Et ses concepts s’appliquent-ils encore à l’homme, dont d’aucuns disent qu’il a atteint un plateau d’évolution? Or des études génétiques disent le contraire…
La nouvelle a fait jadis le tour du monde: le gène codant pour les cheveux blonds, récessif par rapport aux gènes dominants des cheveux sombres, pourrait disparaître d’ici à 200 ans, selon une étude de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les médias se sont tous rués sur cette histoire, la BBC affirmant même fort à propos que le «dernier blond naturel» naîtrait, logiquement, en Finlande…
Peu après, il fut avéré que tout était faux, que l’OMS n’avait jamais mené une telle étude, et que l’étincelle de cette explosion médiatique provenait d’un article flou dans un magazine allemand. L’intérêt universel affiché pour ce genre de potins démontrait pourtant une fois de plus que l’homme ne cesse de se passionner pour l’histoire de ses origines et pour la destinée de son espèce.
La sélection naturelle fait-elle encore ses effets sur l’être humain? Jusqu’à quel point des mutations, naturelles ou induites par l’homme, détermineront les caractéristiques qu’il convoite, telles l’intelligence ou la beauté? Bref, l’homme évolue-t-il encore? Si oui, vers quoi, et à quelle vitesse? Charles Darwin, dont nous fêtons en 2009 le bicentenaire de la naissance, se posait déjà cette question dans son livre La filiation de l’homme, suite de De l’origine des espèces, publié, lui, il y a 150 ans. Enquête, en six volets cette semaine, et avec en filigrane les travaux du célèbre naturaliste, sur les éléments scientifiques actuels permettant d’ébaucher une réponse et de faire le point sur les mécanismes de l’évolution.
«La notion selon laquelle nous ne serions plus en train d’évoluer vient de l’idée que toutes les autres formes de vie ne sont que des étapes sur le chemin de l’apparition de l’homme considérée comme aboutissement projeté», expose d’emblée la primatologue Mary Pavelka, de l’Université de Calgary, dans la revue Science.
Pendant longtemps d’ailleurs, l’évolution de l’homme a été reconstruite par les paléontologues. En résumé: la famille des hominidés serait apparue il y a 7 millions d’années sous les traits d’un proto-être humain appelé Sahelanthropus tchadensis. Depuis, comme en témoignent les bribes de squelettes retrouvés, cette famille s’est divisée en au moins neuf espèces connues. Chacune a évolué dans son coin, certaines disparaissant à cause de leur insuccès à se reproduire. «Les fossiles montrent que les représentants les plus anciens de l’espèce humaine ont vécu il y a 195 000 ans dans l’Ethiopie actuelle, puis ont essaimé dans le monde entier. Ainsi, il y a 10 000 ans, l’Homo sapiens avait colonisé tous les continents sauf l’Antarctique, et l’adaptation à son environnement a induit les différences physiologiques qui nous font parler malhabilement de races», résume le paléontologue américain Peter Ward dans la revue Scientific American.
Des contacts assez étroits ont ensuite permis d’éviter que les différents groupes ne se développent séparément dans leur environnement respectif. D’aucuns estiment donc qu’il s’était épuisé là, le temps de l’évolution humaine. Et feu Stephen Jay Gould, l’un des paléontologues les plus célèbres, de proclamer: «La sélection naturelle n’a plus rien de pertinent pour nous. Il n’y a eu plus aucun changement biologique majeur. Tout ce que nous appelons «culture» et «civilisation», nous l’avons construit avec le même corps et le même cerveau.» En somme, l’homme aurait atteint un plateau d’évolution.
Or cette idée, d’abord devenue une doctrine, est discutée. D’autant plus avec l’apparition des technologies permettant de farfouiller au plus intime de ce qui fait l’homme: son patrimoine génétique. Mais encore s’agit-il d’abord de déterminer, auparavant, ce que l’on entend par «évolution de l’homme».
«Chez toutes les espèces sexuées, des individus meurent, et sont remplacés, explique André Langaney, généticien à l’Université de Genève. Or la fécondation ne «fabrique» jamais deux fois le même individu. Ce processus est une immense loterie: de génération en génération, les gènes se mélangent, l’ADN se modifie, la population change, et donc elle évolue.» Les biologistes s’accordent en principe sur ce concept, appelé «dérive génétique», qui se trouve dopé aujourd’hui par la grande mobilité des habitants de la planète. C’est ensuite que les avis divergent.
Il y a peu, un groupe de chercheurs a ravivé le débat. Henry Harpending (Université de l’Utah) et John Hawks (Université du Wisconsin-Madison) se sont plongés dans les bases de données de HapMap, vaste projet visant à décrypter les infimes variations dans l’ADN humain. En traquant la fréquence d’apparition de ces marqueurs au sein d’une population, il est possible d’estimer le rythme de son évolution. En effet, si un bloc de ces marqueurs génétiques devient tôt ou tard présent dans 20% au moins de la population, cela indique qu’il lui a conféré un avantage en termes de survie; sinon, il ne serait pas aussi prévalant.
Harpending et ses collègues ont donc passé à la loupe le patrimoine génétique de 270 personnes (des Chinois Han, des Japonais, des Nigérians et des Nord-Européens). Qu’ont-ils observé? Qu’au moins 7% des gènes avaient évolué durant les 5000 dernières années. Mieux, ils ont aussi pu affirmer que, durant les 10 000 dernières années, les humains avaient évolué 100 fois plus vite que durant quelque autre époque que ce soit depuis la séparation de l’homme et des chimpanzés, nos plus proches cousins, à partir d’un ancêtre commun. Ce n’est donc que «récemment» que l’homme aurait commencé à appuyer sur l’accélérateur de son évolution.
Pour conforter leur théorie, les scientifiques ont aussi mené des simulations informatiques en se demandant ce qu’il se serait passé si les humains, depuis cette séparation il y a 6 millions d’années, avaient évolué au rythme qu’ils viennent de décrire: dans ce cas, les différences entre les deux espèces devraient être 160 fois plus importantes que celles qui peuvent être observées aujourd’hui!
Pour plusieurs spécialistes de l’évolution, ces travaux sont à prendre avec des pincettes. Leur principal grief? Les outils permettant d’étudier le génome humain en sont encore à leurs balbutiements. Pour pouvoir confirmer l’hypothèse de l’accélération de l’évolution humaine, il faut être «capable d’identifier précisément des portions récentes du génome, explique dans le magazine Discover Jonathan Pritchard, généticien à l’Université de Chicago. Or cela n’est pas facile!» Par ailleurs, «ces chercheurs ne connaissent pas l’état des gènes il y a 5000 ans, renchérit André Langaney. Ils sont contraints de l’inférer. Et de travailler avec des modélisations qui incluent un tas de paramètres mal connus, comme les migrations.»
Les scientifiques américains, eux, affirment que ces nouvelles adaptations génétiques ne sont pas limitées aux caractéristiques facilement discernables entre les différents groupes ethniques à travers le monde, comme la couleur de la peau ou la forme des yeux. Ces mutations – quelque 2000 ont été recensées à ce jour – affectent tous les éléments qui déterminent le fonctionnement du corps humain (cerveau, système digestif, immunité contre certains pathogènes, production de sperme, etc.).
Pour preuve, en 2005, Bruce Lahn, chercheur à l’Université de Chicago, a découvert deux gènes impliqués dans le développement du cerveau, qui ont émergé récemment à l’aune de l’histoire humaine (il y a 14 000 à 60 000 ans pour l’un, 500 à14 000 pour l’autre), et se sont ensuite diffusés comme une traînée de poudre dans la population.
Fort bien, disent la plupart des biologistes de l’évolution qui ne nient pas que des bouleversements culturels importants ont probablement permis à la sélection naturelle d’opérer. «Cela notamment, explique André Langaney, parce que certains de ces changements – comme l’apparition de l’agriculture – ont fait exploser la population terrestre.» Or Darwin lui-même soulignait l’importance de la taille d’une population pour que les traits favorables soient sélectionnés. Ainsi, cela aurait plus facilement permis aux personnes génétiquement les mieux adaptées de survivre. Mais qu’en est-il aujourd’hui?
Concernant les deux gènes rattachés au développement du cerveau par exemple: tout le monde ne les possède pas encore. Ce qui signifierait que pour ce gène, selon les chercheurs, le processus de sélection naturelle est encore en cours. Autrement dit, le cerveau humain, au sens large, est en ce moment même en train d’évoluer!
Généticien au University College de Londres, Steve Jones est lui d’un autre avis, qu’il exprime dans le New Scientist: «Il y a 500 ans – hier en termes d’évolution – un bébé britannique avait seulement 50% de chance de survivre jusqu’à l’âge de la reproduction. Mais maintenant, ce taux atteint 99%.» Le chercheur a donc calculé que cette différence majeure réduit très fortement la propension qu’aurait la sélection naturelle de s’appliquer à l’homme. Du moins dans les pays connaissant un taux si bas de mortalité infantile.
André Langaney ajoute, pour affirmer à son tour que les populations actuelles évolueraient de moins en moins vite: «Une population évolue beaucoup lorsqu’il y a une grande variance du nombre d’enfants par famille. Comme à l’époque où certaines familles avaient 15 à 20 enfants, et d’autres aucun. Or actuellement, les familles ont en général au mieux deux ou trois enfants.»
Ce constat pourrait même conduire à imaginer que l’évolution serait en train de se poursuivre, mais pas dans le bon sens, rendant l’homme moins apte à survivre. Peter Ward: «Les gens qui font des études avancées repoussent souvent le moment de faire des enfants par rapport à ceux qui n’étudient pas. Si les parents moins intelligents ont davantage d’enfants, alors l’intelligence moyenne de la population devrait baisser…» Mais aussitôt, le chercheur américain reconnaît la faiblesse d’un tel raisonnement. André Langaney aussi: «L’intelligence n’est pas un caractère génétique, à l’exception de certaines de ses «pannes». Elle ne peut donc être l’objet de sélection naturelle qu’à travers la transmission de cultures. Il faut éviter de proposer des relations trop simples entre des caractères culturels appris, les facultés d’apprentissage et le patrimoine génétique.»
D’autres insistent toutefois sur l’idée. Et avancent que les technologies médicales permettent déjà à quiconque d’avoir des enfants. Avec pour conséquence que d’éventuels gènes inadaptés, et qui seraient soumis à la sélection naturelle, ne seraient plus «expurgés» du réservoir de gènes humains.
A propos de technologies, certains imaginent qu’en ce XXIe siècle, l’étape ultime de l’évolution de l’homme sera la symbiose avec les machines qui l’entourent, «l’intégration des cerveaux humains et électroniques produisant une intelligence collective qui pourrait ou non garder les qualités que nous reconnaissons comme humaines», résume Peter Ward. L’idée en filigrane étant de détourner la notion d’évolution, non intentionnelle par essence, pour la forcer à se calquer sur celle de «progrès». De quoi faire se retourner Stephan Jay Gould dans sa tombe, pour qui l’évolution lue dans les fossiles avançait au gré de ses fameux «équilibres ponctués» par des périodes d’intenses changements, mais certainement pas de manière «progressive» et continue.
L’un dans l’autre, les prédictions évolutionnistes pour l’homme seront forcément liées aux spéculations concernant l’environnement dans lequel il vivra, et aux pressions externes qu’il sera amené à y subir. «L’évolution n’est pas dirigée vers un but, rappelle le généticien anglais Chris Tyler-Smith dans la revue Science. Elle prend toujours le chemin le plus court, n’opérant que sur ce qui permet à l’homme de survivre et de se reproduire.»