Des fragments d’ADN, les transposons, envahissent parfois le génome, ce qui chamboule le développement des organismes. Gros plan sur ces «moteurs de l’évolution»
Boas, vipères, geckos, varans: elles sont 7000 espèces réunies sous le nom de «squamates». Cet ordre des reptiles, qui regroupe serpents et lézards, n’est pourtant pas très… ordré. Comment considérer ensemble l’anaconda vert, ses 9 mètres, 400 vertèbres, et le gecko nain (16 mm)? Comment expliquer cette diversité des morphologies observées? Des généticiens du Pôle de recherche national Frontiers in Genetics, basé à l’Université de Genève, apportent une réponse aujourd’hui dans la revue Nature: ce sont des «gènes sauteurs», bribes d’information génétique au comportement égoïste et anarchique, qui sont venus chambouler le beau «plan de construction» des reptiles.
Comme pour tout vertébré, celui-ci semblait se baser sur ce qu’Edward Lewis nomma les «gènes architectes»: en 1978, ce généticien américain découvre qu’un certain nombre de gènes sont exprimés les uns après les autres lors du développement des mouches drosophiles, et cela selon l’ordre précis de leur succession au fil de leur code génétique.
En 2003, l’équipe de Denis Duboule observe que ces gènes architectes, aussi appelés Hox, sont commandés par des «tours de contrôle», formées d’autres séquences d’ADN. Celles-ci orchestrent l’apparition ordonnée, dans le fÅ“tus humain, du torse, puis des bras, des mains, et enfin des doigts. La mécanique semblait donc stable et bien huilée pour (re)produire fidèlement les divers organismes vivants, des hommes aux souris.
Mais en regardant de près ce matériel génétique qu’est le génome on s’aperçoit qu’«il est bien plus agité qu’il n’y paraît: des fragments se détachent, se reproduisent, s’insèrent spontanément en d’autres endroits. Ces éléments ont été nommés «transposons», ou gènes sauteurs», explique Dominique Anxolabéhère, professeur émérite à l’Université Pierre et Marie Curie de Paris, dans la revue Pour la science.
Depuis leur découverte dans les années 1950, ces transposons passionnent les généticiens. «Lorsqu’ils se déplacent, ils peuvent modifier le fonctionnement du génome de leur hôte, par exemple en s’insérant dans une séquence codante ou régulatrice», dit le chercheur, qui poursuit: «Ils entraînent des réarrangements chromosomiques de grande ampleur.» Les transposons peuvent causer des maladies génétiques en raison de leur activité mutagène. «On connaît trois cas d’hémophilie [ndlr: maladie du sang] associés à des insertions de gènes sauteurs.»
Les transposons n’ont pas que des effets délétères, souligne Aurélie Hua-Van, maître de conférences de l’Université Paris-Sud XI: «Les cellules ont par exemple repris à leur avantage certaines de leurs fonctions, telle l’aptitude à se reproduire. On suppose ainsi que le système immunitaire des vertébrés qui génère les anticorps a émergé d’un gène sauteur.»
Bref, les transposons sont capables de se multiplier de manière autonome, et de s’immiscer aléatoirement dans le matériel génétique. De plus: «Ils représentent jusqu’à 90% du génome de certaines espèces, tel le blé, et presque la moitié de notre génome», estime Dominique Anxolabéhère. Ils sont donc partout. Enfin presque…
«On n’en trouve aucun à proximité de ces gènes Hox chez les mammifères», dit Denis Duboule. Pourquoi? «Etant donné leurs fonctions à la fois complexes et essentielles, les gènes architectes sont soumis à des règles strictes», indique Nicolas Di-Poï, l’auteur principal de l’étude genevoise. Car, s’ils venaient à se trouver près des gènes architectes, «ces transposons pourraient générer des mutations néfastes, interférer avec le développement embryonnaire, et créer au final des organismes qui ne résisteraient pas à la sélection naturelle», justifie Denis Duboule. Et donc les généticiens de penser que tous les vertébrés étaient soumis à cette même règle. Tss tss…, pas les serpents.
«Nous avons observé dans le génome des squamates une invasion massive de ces gènes sauteurs, beaucoup à proximité des gènes architectes», résume le professeur. Et c’est justement cela qui explique notamment la longueur des serpents: «Dans la séquence de gènes architectes, le dernier doit «terminer le système», comme s’il devait mettre un toit sur une tour en construction. Or, à cause des transposons, ce gène n’est pas exprimé au bon moment. C’est probablement pourquoi les serpents ont des centaines de vertèbres identiques», contre une grosse trentaine – variées – chez les mammifères.
Parmi les biologistes, ces transposons sont dès lors souvent considérés comme des «moteurs de l’évolution». En effet, à travers les mutations qu’ils génèrent, ils accroîtraient les potentiels évolutifs et la diversification des organismes. Mais cette hypothèse reste à démontrer formellement. Denis Duboule estime disposer, avec les squamates, d’un bon modèle pour y parvenir: «Cette accumulation de transposons a vraisemblablement facilité la transition morphologique entre le modèle ressemblant au lézard et celui du serpent, qui s’est fortement allongé.» «Une telle démonstration serait très profitable pour mieux évaluer les rôles bénéfiques des transposons», reconnaît Aurélie Hua-Van.
Reste une question: pourquoi ce phénomène – cette contiguïté tolérée des gènes sauteurs avec leurs homologues architectes – est-il observé chez les squamates uniquement? «Nous ne le savons pas», admet Denis Duboule. Le professeur est bien décidé à ne pas laisser ce mystère irrésolu. «Nous allons insérer dans le matériel génétique de souris les gènes architectes du serpent avec leurs transposons, afin d’observer comment ils y sont lus.» Et de conclure, passionné: «C’est de la pure science-découverte. Vive la connaissance! Il n’y a dans ces recherches pas d’alibi, peu de justification médicale. Nous souhaitons simplement comprendre comment ont évolué nos organismes.»