Les traumatismes ou le surmenage durable peuvent-ils laisser des traces dans les neurones? Débat entre neuroscientifiques, à l’occasion d’une table ronde de la Semaine du cerveau, qui s’ouvre le 15 mars en Suisse romande
Quel impact a le stress sur le cerveau? Une longue période de surmenage (professionnel, émotionnel, etc.) peut-elle être délétère? Et quel effet a un événement traumatisant survenu dans l’enfance (abus, contraintes sociales, etc.) sur le développement cérébral jusqu’à l’âge adulte? Ces questions guident les travaux de moult chercheurs. Trois d’entre eux en débattront mardi lors d’une table ronde* organisée dans le cadre de la Semaine du cerveau, qui s’ouvre ce lundi.
Il y a stress, stress et stress, sait-on d’après plusieurs études. Le premier type correspond à la phase d’alerte devant un événement impromptu, telle la vue d’une bête féroce. Le système hormonal relâche de l’adrénaline, qui permet au cerveau et aux muscles de réagir dans l’urgence. La deuxième phase possible de stress touche à l’endurance – la période, intense mais définie, qui précède un examen. Les glandes surrénales sécrètent dans le sang et la salive une autre hormone appelée cortisol, dont le rôle est d’assurer le renouvellement des réserves pour bien «nourrir» l’organisme, et donc permettre au corps de tenir le coup physiquement et psychiquement.
Or. si cette situation perdure – lors d’un stress professionnel ou émotionnel de longue durée –, les hormones relâchées, le cortisol surtout, deviennent de moins en moins efficaces, au point de s’accumuler dans le système circulatoire et d’avoir des effets plutôt nocifs.
En 2008, dans la revue Nature Neurosciences, Francis Chaouloff (Inserm français) et ses collègues sont parvenus à décrire ces phénomènes au niveau cellulaire: «Lors des moments de stress, le cortisol aide les neurones à communiquer à travers leurs connexions, les synapses. Mais, lorsque ce stress se prolonge trop, les capacités de plasticité synaptique sont diminuées.» Au point de détruire les cellules nerveuses concernées, comme l’ont indiqué d’autres travaux menés sur des rats, publiés en 2007 dans le Journal of Neuroscience. Une action qui est toutefois réversible, le cerveau des rongeurs parvenant à générer certains nouveaux neurones.
«Le cerveau ne cesse de se modifier depuis la naissance, explique Guillaume Poirier, post-doctorant en neurosciences à l’EPFL. Différentes aires maturent à divers rythmes, celle traitant des émotions (système limbique) le faisant plus rapidement que le cortex préfrontal, siège des fonctions cognitives supérieures (langage, mémoire de travail, raisonnement). Des altérations lors de ces développements, dues entre autres à des stress marqués, peuvent découpler localement ces deux aires. L’on connaît encore mal les conséquences, mais cela peut augmenter la susceptibilité des individus à souffrir plus tard de certaines pathologies (trouble d’anxiété, agressivité, etc.).»
Le fait que les neurones dégénèrent dans un «bain de cortisol» a aussi été montré par André Delacourte, ancien directeur de recherche à l’Inserm: «Un stress social ou émotionnel chez des personnes souffrant d’Alzheimer peut accélérer leur maladie de manière fulgurante», dit-il. Pour Sonia Lupien aussi, de l’Hôpital Douglas de Montréal, qui a mené une méta-analyse de 15 études, les conclusions vont toutes dans le même sens, écrit-elle en 2005 dans la revue Pseudoneuroendocrinology: «Peu importe l’âge, un trop grand stress a un effet sur la mémoire, ce qui nuit à la capacité d’apprentissage et d’adaptation.»
Responsable de l’unité de recherches en pédopsychiatrie au CHUV de Lausanne, Blaise Pierrehumbert ne doute pas que les moments de stress importants puissent laisser des traces dans le cerveau. Lui a pourtant fait une observation intéressante: «Nous avons placé des jeunes femmes qui avaient été abusées dans une situation stressante – une simulation d’entretien d’embauche. Or le niveau de stress objectif mesuré chez elle était amoindri. Comme si leur organisme, traumatisé par le passé, était préparé à se défendre face à tout gros stress, et savait comment réguler ses effets. En ce sens, leur douloureuse expérience a laissé des traces «protectrices» dans leur cerveau.»
L’une des grandes hypothèses dans ce domaine reste cependant qu’un niveau durablement élevé de cortisol, causé par un stress chronique, peut perturber les circuits neuronaux au point de provoquer une dépression. «Il y a une corrélation entre dérèglement du système de stress et modifications du comportement, mais le sens dans lequel va cette interdépendance n’est pas totalement clair», commente Blaise Pierrehumbert. Son équipe a en effet montré que les personnes qui présentaient le plus de symptômes de leur affection psychique étaient aussi celles chez qui la réponse à un stress momentané, mesurée dans le sang ou la salive, était la plus élevée.
De son côté, Guillaume Poirier rappelle que, malgré ces découvertes concordantes, les recherches n’en sont encore qu’à leurs débuts. «Il s’agit d’étudier maintenant comment ces résultats peuvent s’interpréter à l’aune des traits de personnalités.» Voire des caractères génétiques: «Tous les individus, une fois sous stress, ne développent probablement pas les mêmes pathologies psychiques suivant qu’ils ont ou non tel ou tel gène. Des gènes liés à des neurotransmetteurs qui pourraient être influencés par les hormones du stress. Il reste donc beaucoup à faire pour identifier des facteurs prédisposant à de telles affections en fonction de l’environnement. Ce sont les travaux que nous menons sur des modèles animaux.» Des recherches qui pourront conduire, à terme, au développement de nouvelles molécules thérapeutiques. «Mais on en est encore loin.»
* Table ronde avec Guillaume Poirier et Jean-Luc Martin (neuroscientifiques à l’EPFL, respectivement à l’UNIL) et Blaise Pierrehumbert (pédopsychiatre au CHUV). Le 16 mars, 18h30, auditoire César-Roux, CHUV, Lausanne.