Le Japonais Shinya Yamanaka et le Britannique John B. Gurdon sont les lauréats 2012 du Prix Nobel de physiologie et médecine. Ils ont réalisé – avec 40 ans d’écart! – des avancées cruciales, porteuses d’espoirs immenses pour la médecine régénératrice
Reprogrammer le destin d’une cellule biologique vivante. Comme l’on reformaterait un ordinateur. C’est pour cette prouesse que le Britannique John B. Gurdon et le Japonais Shinya Yamanaka ont été distingués lundi par le Prix Nobel de médecine. Les deux chercheurs ont réalisé – avec 40 ans d’écart! –, des avancées incontournables en biologie, sur lesquelles reposent des espoirs thérapeutiques immenses.
En 1962 déjà, au California Institute of Technology, John B. Gurdon remarque que la spécialisation des cellules d’un organisme vivant semble réversible. L’on pensait en effet jusque-là que le développement et la spécification des cellules d’un embryon en différents organes étaient unidirectionnels, et qu’une fois arrivée à maturité, les cellules ne pouvaient plus être remodelées.
Dans ce qui constitue désormais une expérience classique, John B. Gurdon a, avec le matériel de laboratoire rudimentaire de l’époque, pris un Å“uf de grenouille et en a extrait le noyau. Il l’a remplacé par le noyau d’une cellule intestinale mature d’un têtard. Résultat: l’Å“uf en question s’est développé en un têtard tout à fait fonctionnel, indiquant que le matériel génétique de la cellule «donneuse» contenait encore toutes les informations nécessaires pour fabriquer un nouvel organisme entier d’amphibien.
Ces travaux ont ouvert la voie au clonage d’animaux, dont le plus célèbre exemple reste la brebis Dolly , née en 1997. Cette technique nécessite toutefois des manipulations complexes. Les chercheurs se sont donc demandés s’il était possible de reprogrammer autrement et plus simplement une seule et même cellule. C’est Shinya Yamanaka qui trouve en 2006 la clé du problème.
Ses recherches s’inscrivent naguère dans un contexte tendu autour des cellules souches d’embryons. Celles-ci sont susceptibles de se transformer en toutes les cellules de l’organisme. Elles sont alors considérées comme le Graal de la médecine régénératrice, car elles pourraient servir de «pièce de rechange» du corps humain pour réparer un organe endommagé. Seul souci: il faut, pour les obtenir, les prélever sur des embryons, au risque de détruire ceux-ci, ce qui a soulevé moult questions éthiques. Avec la technique mise au point par Shinya Yamanaka, ces réticences peuvent être totalement exclues.
Dans des cellules de tissus conjonctifs (derme, cartilage, etc.) appelées fibroblastes, le chercheur a injecté des gènes connus pour jouer un rôle dans le maintien de l’immaturité des cellules. Il y est parvenu en utilisant comme vecteur des rétrovirus; après avoir pénétré dans une cellule, ceux-ci insèrent leurs gènes dans le code génétique de leur hôte. Sous le microscope, le biologiste a alors observé ce qu’il espérait: les cellules se sont modifiées, pour retourner à un stade très similaire à celui des cellules souches indifférenciées de l’embryon! Les «cellules souches pluripotentes induites» (iPS, en anglais) avaient fait leur apparition dans les boîtes de Pétri.
Depuis, ces cellules souches iPS ont pu être développées en toutes sortes de cellules d’organes (foie, neurones, cÅ“ur, etc.). Le 5 octobre, une équipe japonaise révélait même dans la revue Science être parvenue, chez des souris, à générer avec elles des ovocytes viables.
Des centaines de groupes à travers le monde cherchent désormais à exploiter ces cellules comme outil thérapeutique. «L’idée consiste à prélever des cellules adultes chez un patient, les faire revenir au stade de cellule souche iPS, puis les faire se spécifier dans les cellules que l’on souhaite, cardiaques par exemple, avant de les injecter dans le cÅ“ur d’un patient qui aurait fait un infarctus, pour régénérer ce muscle, explique Denis Duboule, biologiste à l’Université de Genève et à l’EPFL, qui mène lui-même des travaux sur les iPS. Le gros avantage de cette technique est que les cellules thérapeutiques proviennent du patient lui-même, ce qui exclut tout rejet.»
Comme souvent, passer de la vision à la réalité se révèle plus complexe que prévu. L’un des soucis majeurs réside dans les effets «collatéraux» de la recette de production des cellules iPS: certains des gènes utilisés, qui servent à reprogrammer les cellules, pouvaient aussi induire des tumeurs. Les chercheurs tentent donc de mettre au point des subterfuges pour les éliminer au sein même des cellules iPS une fois qu’ils ont fait leur travail. «On sait comment le faire. C’est une question de temps», assure Denis Duboule.
D’autres tentent de reprogrammer des cellules quelconques pour produire des cellules souches iPS en n’injectant plus ces fameux gènes, mais par exemple seulement les «ordres» que ceux-ci envoient à la cellule de l’intérieur, les ARN-messagers. C’est ce qu’a réussi une équipe de l’Université de Harvard. «On évite ainsi toute modification du génome et on élimine le risque de cancérogénèse», expliquait récemment l’auteur de ces recherches, Derrick Rossi, dans le magazine Science & Vie.
«Avant de tester cette technologie sur l’homme, on doit être sûr à 100% que toutes les cellules que l’on va injecter sont différenciées et inoffensives», résume Denis Duboule, voire qu’elles ne causeront pas de mutations génétiques. Mais selon lui, «il n’y a plus d’obstacle théorique». Des essais cliniques? «Oui, c’est pour bientôt.» L’institut japonais Riken vient d’annoncer qu’il souhaitait en lancer un en 2013 pour soigner une maladie de la rétine, la dégénérescence maculaire liée à l’âge, avec des cellules souches iPS. Et en Californie, une équipe souhaite traiter avec ces mêmes cellules des patients souffrant d’une dévastatrice maladie de la peau.
En attendant ces essais, ces cellules souches iPS servent aussi à autre chose, à la recherche fondamentale, en l’occurrence. «Provenant de patients souffrant d’une maladie, elles sont utiles pour étudier in vitro le développement de l’affection en question», indique Denis Duboule. Par ailleurs, ces mêmes cellules peuvent servir à tester de nouvelles molécules médicamenteuses. «C’est un champ d’exploration énorme, aux Etats-Unis notamment, avec un immense marché à la clé.»
«Mon but, durant toute ma vie, a été et reste d’amener cette technique au chevet des patients», a souligné Shinya Yamanaka dans une interview à chaud. Avant de se dire extrêmement «honoré de partager ce Nobel avec John B. Gurdon, dont les travaux m’ont permis d’initier les miens». Ceci d’autant que cette distinction tombe à l’occasion d’un double anniversaire: les 50 ans que vient de fêter le chercheur japonais, mais aussi le demi-siècle de la publication des recherches séminales du biologiste britannique aujourd’hui quasi octogénaire .