Les chercheurs percent petit à petit les mystères du précieux breuvage festif. Une équipe franco-allemande vient de montrer, à l’aide d’instruments scientifiques parmi les plus complexes, comment les bulles servent de puissants «ascenseurs à arômes», ce qui magnifie la dégustation
«Venez vite, je bois les étoiles!» C’est l’exclamation enchantée adressée à ses frères moines que la légende prête à Dom Pérignon, à la fin du XVIIe siècle, alors qu’il venait de mettre au point la célèbre «méthode champenoise». Plus de 300 ans plus tard, le champagne fascine toujours autant. Plusieurs groupes de scientifiques cherchent à percer les mystères les plus subtils de cette inégalable boisson festive.
En septembre, une équipe franco-allemande a pu sabrer quelques bouteilles en voyant ses recherches publiées dans les Proceedings of the National Academy of Sciences, l’une des revues les plus prestigieuses. En utilisant un instrument de physique des plus complexes – un spectromètre de masse à ultra-haute résolution – elle a montré que «les bulles font plus que chatouiller les narines de ceux qui trinquent, elles servent de puissants «ascenseurs à arômes» qu’elles font foisonner sur chaque coupe», dit Gérard Liger-Belair, de l’Université de Reims. Ce chimiste n’en est pas à ses premiers travaux: il vient de publier un deuxième livre sur le sujet*.
Ainsi, de la méthode champenoise, on sait que toute la finesse de fabrication repose sur l’ajout au vin blanc pressé de levures, ceci afin de provoquer une seconde fermentation. Qui génère un dégagement de gaz carbonique (CO2). La bouteille, à terme, en contient 12 grammes, ou l’équivalent de 5 litres de gaz à pression ambiante. Bien sûr, dans le liquide, ce CO2 est compressé à six fois la pression atmosphérique.
Faites sauter le bouchon – un physicien allemand a calculé en 2008 que celui-ci file en moyenne à 40 km/h! – et la pression dans la bouteille chute brutalement. D’ailleurs, 80% du gaz s’échappe à ce moment-là. Ce sont les 20% restant qui forment les bulles, le champagne devant établir un nouvel équilibre entre les pressions de ses divers composants.
«Pour peu que vous n’ayez pas mis les verres au lave-vaisselle», dit Gérard Liger-Belair. Les jolis trains de bulles qui strient le breuvage semblent en effet chacun partir d’un point précis sur la flûte. «Sa surface interne est recouverte de particules de poussières, déposées par le chiffon de séchage. Le champagne ne pénètre pas dans les anfractuosités de ces particules (fibres de cellulose ou microcristaux de tartre). Le gaz carbonique par contre, en diffusant dans le liquide, peut s’accumuler dans ces infimes poches. Et dès qu’il y a en assez, une bulle se détache. Puis une autre, et ainsi de suite.»
Selon les observations, ces bulles ont un diamètre moyen d’un demi-millimètre. Si bien que pour évacuer le gaz carbonique dissout dans une bouteille, il en faut environ 100 millions! Ces vésicules sont extrêmement minuscules au départ, et se gonflent tout au long de leur trajet vers la surface avec le CO2, jusqu’à multiplier leur volume par un million sur la distance de 10 cm. Surtout, c’est durant ce voyage qu’elles se «chargent» en composés aromatiques. «Ceux-ci sont délayés dans le liquide. Mais ces molécules dites «tensioactives» aiment se trouver à l’interface entre deux fluides, ici celle des bulles, qui sépare le liquide du gaz carbonique.» Mieux, comme l’a montré Gérard Liger-Belair à l’aide d’une technologie de fluorescence par laser développée pour l’industrie aéronautique, ces trains de bulles génèrent des mouvements de convection dans le breuvage, qui permettent de brasser ces molécules volatiles aromatiques.
«Au final, reprend le scientifique, lorsqu’elles éclatent en surface, ces bulles libèrent ces composés aromatiques sous forme d’aérosols. Ces composants se trouvent dans l’air en une densité bien plus importante que dans le liquide, et jouent donc le rôle d’exhausteurs d’arômes» qui magnifient la dégustation.
Au passage, le chimiste explique aussi pourquoi il faut éviter de boire du champagne en ayant du rouge à lèvres, ou de manger simultanément des cacahuètes: «Autant le maquillage que les arachides, autour ou dans la bouche en contact avec le liquide, déposent à sa surface une pellicule de graisse, qui neutralise le tapis de bulles explosives.»
A propos de consommation, une autre équipe, à l’Université de Californie et aux Instituts nationaux américains de la santé, vient de découvrir pourquoi l’on prend autant de plaisir à déguster des boissons gazeuses, champagne ou autre. D’aucuns pensaient jusque-là que c’était simplement à cause du picotement mécanique de la langue causé par l’éclatement des bulles.
En octobre dans la revue Science, Nicholas Ryba et ses collègues livrent une autre explication, après avoir mené de complexes expériences d’électrophysiologie et des manipulations génétiques sur des souris: «Lorsque les gens boivent des boissons gazeuses, ils pensent qu’ils perçoivent les bulles éclater sur leur langue. Or s’ils boivent la même boisson dans une chambre pressurisée, où les mêmes bulles n’éclatent pas, ils ressentent le même effet. En fait, ce que les gens ressentent, c’est l’activation par le gaz carbonique de détecteurs biochimiques – des enzymes – logés dans les cellules réceptrices au goût acide.»
D’ailleurs, ces enzymes ne sont pas inconnus, puisqu’ils se trouvent être désactivés par l’acetazolamide, la molécule à base d’un médicament protecteur contre le mal de l’altitude. Or en 1988, un médecin, Stephan Kelleher, venait de gravir une montagne après avoir avalé ce médicament. Son équipée avait pris du champagne pour célébrer l’ascension. Mais dans la bouche de Kelleher, le précieux breuvage fut alors d’une platitude sans nom: les enzymes neutralisés ne lui permettaient plus de ressentir le gaz carbonique. Un phénomène que le médecin ne s’expliquait alors pas, mais qui se comprend désormais à l’aune des recherches américaines.
Enfin, il convient ici de briser une croyance populo-scientifique, qui prétend que placer une cuiller en argent dans le goulot d’une bouteille de champagne entamée permet de conserver ses bulles! Le mythe a tenu des années. Jusqu’à ce qu’une équipe du Centre interprofessionnel des vins de Champagne le mette à l’épreuve rigoureuse de la science. Résultat: avec ou sans cuiller, aucune différence sur les mécanismes d’échappement des bulles. La morale? Rien ne sert d’imaginer conserver le champagne ouvert, il faut lui faire sa fête jusqu’à la dernière goutte.
*Le Champagne. Effervescence, la science du champagne. G. Liger-Belair. Ed. Odile Jacob 2009, 207 pages.