Pour traiter les formes les plus sévères de dépression, incurables avec les moyens actuels (médicaments, psychothérapie, électrochocs), les scientifiques testent une méthode prometteuse, la stimulation électrique cérébrale profonde. Avec succès, mais sans savoir exactement comment elle fonctionne…
C’est un nouvel espoir pour les personnes qui souffrent des formes de dépression les plus sévères et résistantes à tout traitement (médicaments, psychothérapies, électrochocs). Des chercheurs de l’Université de Bonn décrivent ces jours dans la revue Biological Psychiatry comment ils ont traité, chez dix patients, cette maladie avec une méthode prometteuse: la stimulation cérébrale profonde (SCP).
Cette technique consiste à implanter dans le cerveau, de manière indolore, deux minuscules électrodes dans des zones bien précises. Ces deux infimes tiges sont reliées par des fils électriques à une batterie greffée sous la peau de l’abdomen, qui génère des impulsions électriques. Parvenues dans le cerveau, celles-ci interfèrent avec les signaux échangés par les neurones, le tout dans un but thérapeutique.
Depuis 1987, la SCP a été utilisée sur quelque 60 000 patients pour soigner la maladie de Parkinson (les influx électriques faisant cesser les tremblements), mais aussi la dystonie (troubles moteurs), ou depuis ce printemps, les troubles obsessionnels compulsifs. Or c’est justement en traitant des personnes souffrant de Parkinson que les médecins, notant leurs changements d’humeur, se sont dit que la SCP pouvait s’avérer efficace contre la dépression.
Les premiers essais avec ce «pacemaker du cerveau» ont été menés dès 2002 sur six patients par Helen Mayberg, à l’Université de Toronto. Après six mois, quatre d’entre eux ont vu leur état psychique fortement s’améliorer, les deux autres remarquant une rémission encourageante. Ces résultats positifs ont été reproduits en 2008, à Toronto toujours, par Andres Lozano sur 12 sujets d’une cohorte de 20. Ils ont vite intéressé la communauté des neuroscientifiques, qui cherchent désormais la meilleure aire du cerveau dans laquelle implanter les électrodes. Les deux premières études avaient pris pour cible le cortex cingulaire subgénual, parce que ce nÅ“ud de connexions neuronales est suractivé chez les patients dépressifs, et parce que les médicaments antidépresseurs y font effet.
L’équipe du psychiatre bernois Thomas Schläpfer, à Bonn, a visé, elle, le noyau accumbens: «Ce centre joue un rôle essentiel dans le «système de récompense», qui fait que nous nous souvenons de nos expériences positives et nous met dans un état de joie anticipée. Or il peut dysfonctionner chez les dépressifs.» Sans ce système, l’homme ne pourrait pas élaborer de projets d’avenir parce qu’il serait incapable d’en savourer potentiellement les fruits.
Dix patients souffrant de dépression grave depuis des années ont donc été implantés. «Tous ont réagi de manière positive. Et, pour la moitié, les symptômes se sont considérablement améliorés. Parfois même dès quelques jours après le début du traitement.» Le chercheur raconte que l’un des sujets se réjouissait d’aller visiter le dôme de Cologne, après en avoir eu l’idée.
«Après des années d’inactivité, certains sujets ont même pu recommencer à travailler. Auparavant, jamais aucun de nos patients n’avait réagi de manière aussi forte à une thérapie.» Des effets anxiolytiques ont aussi été observés, «alors que l’anxiété est un symptôme fréquent en cas de dépression».
Pour Bruno Millet, chef du service de psychiatrie au CHU de Rennes, qui mène un étude similaire, ces résultats confirment que «la SCP constitue une méthode efficace pour soigner les formes sévères de dépression.» Qui plus est, les effets secondaires seraient quasi inexistants. A ce jour, une cinquantaine de patients ont été impliqués dans une dizaine d’essais cliniques. Et d’autres suivent déjà.
Voyant un débouché commercial pour les dispositifs de stimulation électriques implantables, les deux sociétés américaines qui les fabriquent – St. Jude Medical et Medtronic, qui a un centre de développement à Tolochenaz – financent de vastes essais sur des dizaines de patients, qui sont en phase de recrutement. Ils seront menés en double aveugle: tous les patients recevront l’implant, mais celui-ci ne sera dans un premier temps activé que chez la moitié d’entre eux, afin de quantifier les effets réels de la technique.
Cet élan fait toutefois dire à Thomas Schläpfer que «le domaine tend à s’emballer. On parle de la SCP, ce qui est positif. Par contre, il est trop tôt pour imaginer une large application clinique. Car nous connaissons encore mal les mécanismes moléculaires sous-jacents aux effets induits par la SCP, qui n’est d’ailleurs totalement efficace que dans 50% des cas!» Les scientifiques ne savent en effet pas si les impulsions électriques inhibent ou exacerbent l’activation de la zone cérébrale ciblée…
En mars, dans Science, des chercheurs rappelaient les expériences de lobotomies pratiquées dans la première moitié du XXe siècle, dont les aspects empiriques ont mené à des catastrophes. Avant de soutenir que, certes, les connaissances sur le cerveau se sont beaucoup développées depuis. Mais les risques liés à l’installation des électrodes (accident vasculaire cérébral, infections, etc.) ne sont pas totalement nuls. «L’histoire de la psychiatrie est parfois sombre, admettait récemment dans le Los Angeles Times Helen Mayberg, aujourd’hui à l’Université Emory à Atlanta. Je ne souhaite pas que tous les médecins appliquent cette méthode à tire-larigot.»
«Il faut aller vers de vastes essais, menés avec des critères stricts, tant les enjeux scientifiques sont importants, reprend Bruno Millet. Car en plus de l’aspect thérapeutique, cette méthode nous ouvre une fenêtre sur le cerveau, et nous permet de mieux comprendre son fonctionnement.»
De son côté, Pierre Magistretti, directeur du Brain Mind Institute de l’EPFL, qui connaît bien ces recherches, ne craint pas de dérives générées par la pression du secteur industriel: «Tous ces essais sont menés de manière rigoureuse, par des médecins à la pointe en neurosciences, dans des centres spécialisés. Cela aussi grâce au recul de vingt ans acquis lors des interventions de SCP pour soigner le Parkinson.» Le professeur voit plutôt surgir d’autres cas délicats: «On peut imaginer que des gens sains de corps et d’esprit veuillent se faire implanter ce genre de neuroprothèses pour, par exemple, les activer lors de leurs coups de blues…» Thomas Schläpfer y souscrit: «La méthode gagnant en attractivité, certains centres pourraient essayer de l’utiliser pour soigner des affections, comme la schizophrénie ou l’obésité, en ciblant les zones cérébrales concernées. Que va-t-on donc finir par devoir autoriser?»
Le psychiatre, comme nombre de ses collègues, appelle à la mise en place de directives éthiques, permettant notamment de s’assurer que les participants aux essais soient totalement consentants, ce qui n’est pas garanti d’emblée s’ils souffrent d’affections psychiques. «Il est impératif que ces directives ne soient pas issues de réflexions des seuls comités d’éthique – plusieurs s’y penchent déjà en Allemagne –, mais que des praticiens soient impliqués. Car ce sont eux qui disposent des connaissances cliniques.»