Les splendides sylves des vals Cama et Leggia forment depuis cinq ans la plus grande réserve forestière naturelle du pays, hors Parc national. Premier bilan sur le terrain, avec l’ingénieur forestier à l’origine du projet
D’un pas agile, Luca Plozza sort du sentier qui effrite la crête du Torrion: «Vous voyez ce buisson? C’est une variété d’aulne vert (Alnus viridis brembana ). C’est rare d’en trouver en Suisse», explique-t-il en en caressant un rameau. «Cette forêt, avec la diversité de ses arbres, c’est un bijou. C’était un devoir de la protéger.» A 2030 m d’altitude, le regard de l’ingénieur forestier grison embrasse le Val Leggia, l’une des deux vallées qui, avec le Val Cama voisin, constitue la plus grande réserve forestière naturelle de Suisse, hors Parc national. Son établissement a été décidé il y a tout juste cinq ans, le 19 octobre 2007, par le canton des Grisons, les communes concernées et Pro Natura, avec le soutien financier de la Fondation Hauser, qui a servi à dédommager les propriétaires touchés. L’occasion, aujourd’hui, de tirer un premier bilan avec celui qui fut la cheville ouvrière de sa création.
Cette réserve occupe 15 km2 dans la région du Misox, entre Bellinzone et le col du San Bernardino, dont 12 sur lesquels la forêt est désormais entièrement livrée à elle-même, toute intervention de l’homme y étant proscrite, tels le bûcheronnage ou l’évacuation du bois mort. Seuls sont autorisés la cueillette des baies, les recherches scientifiques, le pacage d’animaux dans certaines zones bien précises et la chasse: «Le gibier se délecte des jeunes pousses. Le réguler est indispensable pour préserver cette forêt», explique Luca Plozza, en montrant de son bâton métallique un sapin blanc haut de 30 cm s’extirpant du lit de feuilles mortes.
Pendant des décennies, c’est l’exploitation plutôt que la conservation qui a prévalu dans ces vallées reculées, accessibles uniquement par des sentiers pédestres. Bois et charbon étaient vendus jusqu’en Lombardie. Dans les fourrés du Val Cama, on retrouve les placettes sur lesquelles les charbonniers construisaient leurs meules. Entre 1900 et 1960, ce sont 73 000 m3 de bois qui ont été extraits de ces sylves. Avant que ce pan de l’économie locale ne devienne plus rentable.
«J’estimais que l’on disposait d’assez de place dans les Grisons pour créer une telle réserve», reprend Luca Plozza, en crapahutant dans les pierriers. «Selon la loi fédérale, nous avons un devoir de protection des forêts pour préserver la biodiversité végétale et animale qu’elles hébergent. Elles répondent aussi au besoin de la population de disposer de zones de loisir.»
Le choix des vals Cama et Leggia s’explique par le fait que leurs forêts ne protègent directement aucun village. «Surtout, dit Luca Plozza, 26 types différents d’associations d’arbres ont été répertoriés, ce qui constitue une mosaïque extraordinaire.» Hêtraies à luzules blanc de neige y côtoient les pessières-sapinières à calamagrostides, les zones de mélèzes et sapins avec rhododendrons, ou encore, plus bas, les magnifiques châtaigneraies à raiponces. «La présence de ces diverses essences dépend de facteurs variés»: géologie des lieux (roches calcaire ou cristalline), composition du sol, exposition ou altitude. «Mais, ce qui rend cette forêt unique, c’est que l’on y trouve autant, vers 450 mètres, des arbres typiques de la région insubrique, c’est-à-dire endémiques des régions de la Méditerranée (comme le charme-houblon, Ostrya carpinifolia ), que, au plus haut, des pins de montagne, typiques des régions boréales. Une richesse extraordinaire.» Et Luca Plozza de poursuivre, intarissable: «Ici, on trouve ensemble des sapins et des mélèzes, ce qui est rare. Qui plus est jusqu’à la limite de la végétation.»
Pour l’ingénieur forestier, l’intérêt sera aussi de pouvoir suivre l’évolution de ces forêts afin d’évaluer comment elles jouent leurs différents rôles, ceci dans le but d’«acquérir des connaissances écologiques et sylvicoles pour une gestion optimale de toute forêt». «Par exemple, on souhaite savoir si une pessière (forêt peuplée d’épicéas, ndlr) fait encore office de protection efficace contre les dangers naturels comme les avalanches, après 200 ans sans soins forestiers.»
Après cinq ans d’existence de cette réserve naturelle, quelles conclusions peut-on tirer? «Dans la vie d’une forêt, cinq ans, ce n’est rien. Il faut des décennies pour apprécier des modifications. C’est trop tôt pour faire le bilan. Cela dit, notre chance est que ces forêts n’ont quasiment plus été exploitées depuis cinq décennies. Ce qui permet tout de même d’observer des tendances.» Ainsi, «ces sylves contiennent à la fois des zones denses et aérées», ce qui permet aux jeunes arbres de pousser sans trop de contrainte. Luca Plozza se montre aussi satisfait que «ses» forêts soient désormais incluses dans une vaste étude de l’Institut WSL de Birmensdorf sur 49 forêts de Suisse – ses chercheurs ont réalisé en 2009 au Misox un inventaire détaillé.
Quant au bois mort, il est présent surtout dans les talus pentus et rocailleux qu’ont jadis ravagés les avalanches, et dans les parties les plus anciennes de la forêt. Ces troncs secs ou recouverts de mousse servent de lieux de vie à près de 300 espèces d’insectes, oiseaux, invertébrés, etc. «Avec 30 m3 de bois mort par hectare, ces forêts sont encore loin des forêts les plus primaires du pays, qui en contiennent entre 50 et 150 m3, voire jusqu’à 390 comme à Derborence», relativise Peter Brang. Selon ce chercheur au WSL, ces forêts du Misox, parce qu’elles sont assez jeunes, «ne constituent pas encore un objet scientifique exceptionnellement intéressant. Cela dit, il faut bien commencer, tôt ou tard, de créer de telles réserves naturelles, de manière à les étudier durant des décennies…»
A terme, ces forêts permettront d’étudier les impacts des changements climatiques sur elles-mêmes, par exemple sur le déplacement géographique des différentes essences. «Grâce à leur capacité de stocker l’énergie sous forme de sucres, certaines espèces d’arbres peuvent survivre à des froids de -60 °C, explique la brochure décrivant cette réserve. La croissance a toutefois lieu lorsque la température est de 5 à 7 °C. Si l’été est trop court ou trop froid, ces arbres ne poussent pas.»
Par ailleurs, le réchauffement favorise aussi l’installation d’espèces invasives, souvent importées, comme l’ailante glanduleux (Ailanthus altissima), dont les chercheurs vont suivre la progression. Enfin, si le taux de CO2, qui croît dans l’atmosphère, favorise une plus grande croissance des plantes, des études du WSL ont montré que l’absorption de plus grandes quantités de CO2 par certaines plantes augmente leur sensibilité au gel.
En 2007, avec cette nouvelle région protégée des vals Cama et Leggia, la surface totale des forêts du pays transformées en réserve naturelle non exploitable est passée de 3,14 à 3,26%. «Aujourd’hui, nous sommes proches de 4,6%, dit Marcus Ulber, spécialiste de l’aménagement du territoire à Pro Natura. Mais nous restons loin des 10% visés conjointement pour 2030 par les cantons et la Confédération. Les choses avancent très lentement…»
Pro Natura préconisait même 18%, afin de garantir, en combinaison avec la sylviculture durable, la préservation de la biodiversité. «Car c’est uniquement dans ces réserves que les arbres, habituellement coupés avant l’âge de 120 ans, peuvent vieillir entre 200 et 400 ans. Une phase de sénescence d’ailleurs cruciale pour de nombreux insectes. Or, nous manquons en Suisse de zones de forêts avec des arbres suffisamment vieux.»