A Seattle, au Allen Institute for Brain Science, doté de moyens technologiques faramineux, on produit des analyses du cerveau uniformisées à la chaîne. Avec comme but, un jour, de percer le mystère de la conscience.
«Cette situation est scandaleuse! Nous manquons d’une explication cohérente pour décrire la conscience.» Lorsqu’on lui rappelle sa citation tirée d’un article paru dans la célèbre revue Scientific American en 2009 déjà, Christof Koch sourit. Et, à peine après avoir invité à admirer la vue sur la baie ensoleillée de Seattle où décolle un hydravion, il s’emballe dans des propos aussi fascinants qu’a priori abracadabrantesques sur les états de l’esprit.
Ce physicien, aujourd’hui l’un des neuroscientifiques les plus courus au monde, détaille l’hypothèse originale à laquelle il adhère, proche du panpsychisme, selon laquelle il y a une conscience en toutes choses. Une conscience qui peut même être caractérisée mathématiquement. «Aujourd’hui, au moins, nous avons une théorie», souligne- t-il, sachant celle-ci débattue. Désormais, il tente de lui donner corps, notamment en se basant sur les travaux de bénédictins que réalisent les chercheurs de l’établissement qu’il préside, le Allen Institute for Brain Science.
Edifice de verre posé au fond d’une avenue, cet institut se veut une référence dans les neurosciences; «une usine à données», dit-on là-bas. «Lorsqu’il l’a établi et subventionné à hauteur de 100 millions de dollars, le milliardaire Paul Allen [le cofondateur de Microsoft, ndlr] a voulu faire une vraie différence», annonce le porte-parole Rob Piercy, en faisant découvrir l’atrium que surplombent laboratoires et bureaux de verre empilés.
Ici, l’objectif ultime est d’établir un atlas descriptif de chaque neurone du cerveau des mammifères. Un plan à 10 ans lancé en 2012 déjà, et qui doit aider à déchiffrer le «code neural»: comment l’activité du cortex conduitelle à la perception, à la prise de décision, à l’action, et à la conscience. «Pour cela, nous devons décrire la circuiterie du cerveau». Et cela si possible en générant des données interopérables: «Aujourd’hui, chaque laboratoire au monde travaille sur des neurones différents, avec des méthodes variables, si bien que recouper les résultats est impossible», dit Rob Piercy. A Seattle, on uniformise le recueil d’informations, en ciblant des groupes de neurones identiques avec des techniques similaires. Puis les données sont gratuitement mises à disposition de la communauté scientifique, pour accélérer les recherches. Ce 20 juin 2017, une nouvelle salve de données a ainsi été ajoutée, portant le nombre total de cellules analysées à quelque 40000.
Installations impressionantes
Une visite permet de mesurer l’ampleur tant de la tâche que des moyens mis en œuvre pour l’accomplir. Les installations d’électrophysiologie sont impressionnantes. «Nous isolons des neurones, et les maintenons biologiquement actifs durant quatre à huit heures, dit le responsable Jim Berg. Sous le microscope, nous les stimulons avec des électrodes de verre, pour caractériser leur comportement électrique.» Rien d’inédit là. Si ce n’est qu’il n’y a pas qu’un seul microscope idoine, mais une douzaine, permettant le travail à la chaîne: «Nos équipes étudient entre 75 et 100 neurones par jour.» Des analyses menées autant sur des tissus de cortex sains, de souris et d’humains, que des tumeurs cérébrales ou des bribes de cerveaux épileptiques. «Cela nous permet de regrouper les affections cérébrales en fonction des types de neurones.»
Mieux, un peu plus loin, un plateau est surmonté de huit pointes pouvant être accolées au même échantillon. «Chaque électrode est connectée à un neurone de l’enchevêtrement cortical. Avec des stimulations ciblées, on peut évalue quelle cellule’parle’à quelle autre, et ainsi reconstruire le fonctionnement du réseau de neurones.» A nouveau, cet instrument existe dans une poignée d’autres centres, comme dans un laboratoire du Human Brain Project (HBP), le grand projet européen de simulation du cerveau. «Mais nous sommes le seul institut au monde à en avoir cinq, ce qui nous permet de travailler plus vite», se réjouit Jim Berg. Surtout – «et c’est ce qui rend notre travail si précieux», dit-il – les neurones étudiés par électrophysiologie sont aussi décrits avec des méthodes morphologiques ou génétiques. De quoi dresser leur portrait de manière aussi détaillée que possible.
Quelques étages plus bas, un autre groupe s’est lancé dans une entreprise de longue haleine: reconstituer en 3D un réseau de 100 000 neurones contenu dans un millimètre cube (mm3) de cortex. Une pointe d’épingle cubique qui sera d’abord figée dans de la résine, puis découpée en 25 000 tranches de 40 nanomètres (soit un peu plus d’un millième de l’épaisseur d’un cheveu)! Lesquels sont scannées par cinq microscopes électroniques, travaillant en parallèle: «Vu la quantité de sections à imager, nous avons dû automatiser le processus», ajoute Nuno da Costa, un ancien de l’EPF de Zurich. La reconstitution complète d’un tel mm3 prend malgré tout plusieurs mois.
Montagnes de données
«Chaque tranche pèsera 300 Gigabytes d’information», indique son chef Clay Reid. Dans les serveurs, qui recueillent les analyses de toutes les expériences, «nous stockons 4 Petabytes de données, l’équivalent de 47 ans de vidéo haute définition», abonde Rob Piercy. De quoi donc alimenter des modélisations informatiques en 3D du cortex. Mais en quoi cette initiative diffère-t-elle du fameux Human Brain Project, qui a déjà reproduit l’enchevêtrement d’un bout de cortex?«Leurs chercheurs ont deviné, sur la base de règles de connectivité, puis simulé cette reconstruction. Nous la décrivons et la reproduisons à partir de la réalité des observations, rétorque Clay Reid. Et même en faisant cela, on reste loin d’une modélisation parfaite, tant il reste à comprendre sur le fonctionnement des neurones.»
En se fondant sur tous ces travaux, les scientifiques ambitionnent de décrypter les comportements après divers stimuli sensoriels. Des inputs visuels par exemple: «Nous montrons à des rongeurs un film rythmé, en l’occurrence La soif du mal, d’Orson Wells, dit Christof Koch.
A l’aider d’une myriade d’électrodes implantées dans son cerveau, nous étudions la souris en train de regarder ces images, ceci en suivant l’activité de 18 000 neurones. Nous commençons à comprendre le flux d’informations entre les zones du cerveau. Puis nous confrontons ces données aux multiples modèles existants pour décrire ce système visuel. Tout ce travail très laborieux.» Mais indispensable pour espérer percer les mystères de la perception, de la cognition. Récemment, ses équipes ont aussi fait une curieuse découverte: «Dans une région plate et cachée du cortex appelé claustrum, nous avons pu identifier chez la souris trois neurones géants très ramifiés qui, comme une couronne d’épines, embrassent tout son cerveau.» Le claustrum jouerait ainsi le rôle de chef d’orchestre de la symphonie corticale, coordonnant les inputs de tous les cortex sensoriels.
A ces résultats expérimentaux, le scientifique veut maintenant accoler une théorie pour expliquer la conscience: «Pour être conscient, un système (tel le cerveau) doit d’une part être composé d’un grand nombre d’éléments hébergeant une riche information, tous pouvant influencer spécifiquement tout le système. D’autre part, tout le système doit être le plus largement intégré, ou connecté, pour équivaloir à plus que la somme de ses parties.» Finalement, tous ces concepts pourraient être mis en une équation qui livre une valeur, nommée Phi (Φ). Et celle-ci, valant entre 0 et 1, serait d’autant plus élevée que le degré de conscience est grand. Telles sont donc les bases de la «théorie de l’information intégrée», que Christof Koch emprunte à son collègue Giulio Tononi, de l’Université du Wisconsin.
La conscience deviendrait même une propriété intrinsèque de toute entité dont la construction interne repose sur un système en réseau. Finalement, «seuls certains systèmes physiques ont le degré d’architecture nécessaire pour soutenir la conscience telle nous la concevons pour l’homme: ceux qui bénéficient d’une grande capacité d’induire intrinsèquement sur eux-mêmes (donc sur leur état futur) des actions de cause à effet.» Autrement dit de vivre et de ressentir des expériences, et d’agir en fonction de celles-ci.
Ordinateurs conscients?
En suivant cette théorie, Internet, avec ses milliards de points reliés, pourrait être dit conscient, selon Christof Koch, qui met le conditionnel car «le degré de connectivité du réseau est très variable». Et un ordinateur? «Aujourd’hui, le meilleur d’entre eux ne sera jamais conscient: il ne produira que des simulations de comportements associés avec la conscience.» Pourquoi? Le neuroscientifique utilise une image: «Un ordinateur peut produire la simulation la plus fine d’un trou noir. Mais il ne pourra pas générer les effets gravitationnels qu’induisent ces objets célestes: une attraction incommensurable. En effet, il ne peut induire l’action de cause à effet de la gravité, car pour cela, il faudra que l’ordinateur luimême ait une masse immense…»

La situation, toutefois pourrait changer, avec l’avènement des «puces neuromorphiques». A l’inverse des composants actuels des ordinateurs, qui ne peuvent effectuer qu’une seule tâche (véhiculer l’information, la traiter, ou la stocker), ces chips fonctionnent comme les neurones et peuvent assurer chacun, seul, ces trois tâches. «Si de tels éléments venaient à être hautement interconnectés, l’on se rapprocherait de la circuiterie du cerveau. Et dans ce cas, une telle machine pourrait être capable d’expériences conscientes substantielles. Elle pourrait sentir ce que c’est que… d’être une machine. Comme dans le film de science-fiction Her», sorti en 2014.
Christof Koch l’admet: l’on n’est pas encore là. Et sa théorie est loin de faire l’unanimité, tant ses ramifications sont nombreuses et complexes. «Mais dans vingt à trente ans, l’avènement d’une telle machine consciente n’est plus exclu», insiste-il, convaincu que les minutieux travaux de caractérisation menés par l’Allen Institute serviront cet objectif.