Le hasard fait décidément parfois bien les choses. Alors qu’il a 15 minutes à tuer, Alain Schärlig déambule au marché aux puces, à Genève. Et tombe sur un vieux livre en allemand. Le feuillette: le volume, en bon état, daté de 1619 et écrit en caractères gothiques, traite d’arithmétique. Collectionneur de ce genre d’ouvrages, et déjà auteur de plusieurs livres sur l’histoire du calcul, le professeur émérite à l’Université de Lausanne l’acquiert pour 200 francs. Après marchandage.
Vérifications faites auprès d’experts, il s’agit en fait d’«un livre extrêmement rare et exceptionnel, souligne Alain Schärlig. A tel point qu’on m’a dit que le montant payé était un Schnäppschenpreis (le prix d’un verre de schnaps) comparé à la valeur de l’ouvrage.» Après s’y être plongé avec une excitation croissant au fil des 774 pages jaunies, le professeur décide d’écrire un recueil détaillant sa merveilleuse découverte*: «C’est le traité sur l’arithmétique le plus riche et complet pour l’époque. Une Å“uvre maîtresse qui est passée inaperçue – elle ne figure dans aucun recueil d’histoire des maths. Et je n’en ai recensé que douze exemplaires dans des bibliothèques en Suisse, en Allemagne et en France. Quant à son auteur, c’est aussi un inconnu.»
Alain Schärlig a tout de même retrouvé quelques indications sur ce mystérieux érudit: «Il s’agit d’un patricien bernois né en 1584, Johan Rudolff von Graffenried. Notaire, il étudie aussi l’arithmétique et l’astronomie en autodidacte, «seul et par la grâce de Dieu», écrit-il. Puis, pour avoir failli à son poste de bailli, il fuit le déshonneur et s’enrôle dans l’armée vénitienne, et meurt en Dalmatie en 1648 dans des circonstances inconnues.»
Et que contient son Å“uvre? «C’est une compilation des méthodes arithmétiques du début du XVIIe siècle. Mais Graffenried fait plus: il améliore certains systèmes de calcul.» Il explique donc d’abord les opérations de base (lire encadré) et les fractions, après avoir «enseigné comment les nombres doivent être écrits et prononcés.» Puis il traite de la règle de trois.
Mais c’est la troisième partie du livre qui est la plus intéressante: elle est consacrée à une suite de «règles», qui «apparaissent comme des recettes destinées à pallier l’absence de l’algèbre, et que les lecteurs doivent appliquer machinalement, détaille Alain Schärlig. A aucun moment en effet, Graffenried n’utilise un formalisme de signes (-, +, ou =). Il propose au lecteur: «Devant tel problème, dans telle situation, tu fais comme ci, ou comme ça.»
On apprend ainsi à résoudre des calculs dans les unités parfois bizarrement subdivisées de l’époque (monétaires ou autres), à déterminer, pour les nobles, l’«usure» (les intérêts) d’une affaire, à répartir les profits entre associés inégaux d’une société, à quantifier, pour un artisan, les métaux nécessaires à fabriquer un alliage, ou encore à appliquer, pour un commerçant, des règles de conversion à des longueurs, poids ou volumes. Le tout avec à chaque fois un exemple: «Quelqu’un achète à Zurzach une pièce d’étoffe qui contient 40 aunes et coûte avec tous les frais jusqu’à Berne 24 guldens et 18 shillings; à combien revient une aune à Berne, sachant que 9 aunes de Zurzach équivalent à 10 aunes de Berne?»
Enfin, dans la dernière partie, Graffenried gratifie ses lecteurs de ce qui serait le bonus de nos DVD d’aujourd’hui: une série de casse-tête qualifiés d’«osés et drôles».
Pour Alain Schärlig, l’importance de ce livre est cruciale, car entre «le XVe et le XVIe siècle, nous sommes encore dans la mouvance de l’intérêt porté aux chiffres arabes, qui s’imposent dans l’espace germanophone», et avec lesquels l’ouvrage est composé. «Au Moyen-Age, on ne connaissait et n’utilisait que les chiffres romains, avec lesquels on ne peut faire de calculs.»
Pourquoi alors l’ouvrage est-il tombé dans l’oubli? Pourquoi n’a-t-il pas été davantage diffusé et utilisé? «Peut-être parce qu’il a été édité à compte d’auteur. Comme Graffenried n’était pas un bon gestionnaire d’argent, peu de copies ont été réalisées. Ou alors ses concitoyens ne l’ont-ils pas soutenu, les hautes familles bernoises de l’époque étant plus attirées par les biens matériels que par l’érudition.»
C’est pour faire connaître le travail prodigieux de Johan Rudolff von Graffenried qu’Alain Schärlig a écrit son livre. Un recueil dont la lecture n’est pas toujours aisée (notamment les dizaines de pages initiales où sont détaillées les sources du notaire bernois). Mais qui passionnera ceux qui, alléchés par l’histoire des sciences, «n’ont pas peur de consentir un petit effort», comme le demande le professeur.
*Compter en 1619. Alain Schärlig, Presses polytechniques universitaires romandes, 154 pages, 56 francs.