L’accélérateur LHC doit reprendre du service le 20 février. Dès les premières découvertes, dont celle peut-être du fameux «boson de Higgs», la tentation sera grande pour les chercheurs de les annoncer au plus vite, sur des blogs, afin de se faire connaître. Au risque de se faire exclure de leur communauté
Dès qu’il sera remis en fonction au CERN, le 20 février, le grand collisionneur de hadrons (LHC) ne fera pas qu’accélérer et s’entrechoquer des particules à des vitesses proches de la lumière. Il stimulera aussi chez nombre de scientifiques la tentation d’annoncer en primeur leurs découvertes sur les mystères de l’Univers. Ceci surtout par le biais des moyens de communication usant d’Internet (blogs, réseaux sociaux comme Twitter, Facebook).
«Il est probable que diverses supputations sur l’existence du boson de Higgs soient ainsi annoncées», avise Tommaso Dorigo, de l’équipe du détecteur CMS, et blogueur invétéré. Cette particule, aussi nommé «particule de Dieu», constitue le Graal des physiciens, car elle pourrait expliquer pourquoi toutes les particules ont une masse. Et ce n’est là qu’une des découvertes révolutionnaires que les chercheurs ambitionnent de réaliser avec le LHC, la plus complexe expérience jamais construite . L’on pèse ainsi l’intérêt, en terme de visibilité scientifique, à être le premier à dévoiler toute avancée réalisée avec cet instrument: «buzz» médiatique garanti!
A l’automne 2009 d’ailleurs, cinq jours après l’observation des premières collisions de particules à très basse énergie dans le détecteur ALICE du LHC, le premier article scientifique décrivant 284 de ces télescopages était soumis pour publication dans l’European Journal of Physics, qui l’acceptait trois jours plus tard! L’article mentionne plus de 500 noms, ce qui veut dire que le texte avait été préparé à l’avance, et qu’il ne restait qu’à inclure au dernier moment les données mesurées. «Bien sûr, cela avait à voir avec la gratification d’être les premiers», a admis David Evans, l’un des responsables d’ALICE, dans le magazine NewScientist. Et hier, des chercheurs du MIT (Boston) ont communiqué leurs résultats cernant les particules issues de ces collisions (mésons).
Dans les hautes sphères du CERN, on admet que des fuites de résultats dans des blogs scientifiques sont possibles: «Avec des milliers de physiciens travaillant sur les quatre détecteurs principaux du LHC [Atlas, CMS, ALICE, et LHCb], de telles indiscrétions sont difficiles à éviter», dit Rolf-Dieter Heuer, directeur général. «Mais ce genre d’action est à double tranchant, dit Tommaso Dorigo. Il se peut que l’équipe auquel appartient le «mouchard» doive se rétracter, si l’annonce n’est pas avérée.» Et qu’elle perde ainsi un peu de sa crédibilité. «Qui plus est, cette personne risque pour cela l’exclusion, une issue qu’aucun scientifique ne souhaite vraiment…»
En 2007, ce physicien italien fut au cÅ“ur d’une polémique similaire. Celle-ci est née au Fermilab de Chicago, un laboratoire qui possède lui aussi un accélérateur de particules. Passant à la loupe le «bruit de fond» des données acquises lors de collisions de particules, John Conway croît y déceler la signature du boson de Higgs tant traqué. Eurêka? Difficile à dire. C’est pourquoi son collègue Tomaso Dorigo, aussi impliqué au Fermilab, commente la découverte sur son blog A Quantum Diaries Survivor . Un carnet numérique suivi par les journalistes scientifiques, dont ceux du NewScientist et du magazine The Economist, qui finissent par écrire sur la possible découverte de la particule de Dieu! Echos énormes dans les médias.
Mais au final, ce sont tous les scientifiques de l’équipe CDF qui ont dû expliquer que la lecture des données n’était en réalité pas si triviale, et qu’il était abusif d’affirmer y avoir trouvé le Higgs. Tomaso Dorigo, lui, s’excusa publiquement auprès de ses collègues d’avoir allumé la mèche et causé l’embarras.
Sur son blog, il regrette la tournure qu’ont prise les événements, mais dit n’avoir violé aucune règle. Mieux, il assume, voire promeut le fait d’avoir discuté de ces données à travers Internet: «Entre les publications scientifiques très ardues, et la presse grand public, les blogs peuvent jouer un rôle d’information à un niveau intermédiaire, et permettre d’humaniser les physiciens et leur travail.» Et de spéculer que c’est justement sur ces blogs que pourraient, anonymement, figurer des informations quant à la découverte du boson de Higgs. Tommaso Dorigo admet un inconvénient: ces blogs peuvent apparaître comme une menace pour les équipes des détecteurs du LHC. «Mais celles-ci devraient ouvrir un peu leur communication, voire disposer de leur propre blog.» Certaines (CMS, ALICE) sont déjà actives sur Twitter.
De l’affaire de 2007, le physicien a appris une chose: «Tout en restant réactifs, nous devons mieux expliquer aux journalistes les incertitudes qui sont parfois liées à nos mesures, afin de ne pas les laisser eux-mêmes extrapoler… C’est dangereux!» Dans ces échanges, «certains chercheurs vont peut-être chercher la gloire individuelle, reprend Lyn Evans, qui a dirigé la construction du LHC. Mais ce n’est pas ainsi que la science se fait.» Car à découverte exceptionnelle, il faut des preuves exceptionnelles.
En l’occurrence, c’est pour cette raison que quatre détecteurs ont été construits sur l’anneau du LHC: «Si ATLAS «voit» le boson de Higgs, mais pas CMS, l’un des deux doit avoir fait une erreur, dit Tejinder Virdee, porte-parole de l’expérience CMS. Vu que cette confirmation mutuelle est nécessaire, il y a peu de risque que l’une des deux équipes «fasse un bébé» dans le dos de l’autre… De mon côté, je ne croirai que les informations qui seront publiées.» Et d’expliquer la procédure en cas d’«alerte à la découverte»: «Les autres équipes sont contactées, le directeur général (DG) est informé. Un colloque ouvert à toute la communauté est agendé. Les résultats y sont discutés. C’est enfin le DG qui informe officiellement.»
«C’est comme cela que nous avons procédé lors des dernières semaines du LEP, le prédécesseur du LHC, avec lequel l’on croyait en 2000 avoir entrevu le boson de Higgs, dit James Gillies, porte-parole du CERN. Chaque jour, les scientifiques faisaient ouvertement le point. La presse était présente, et a raconté sans trop d’abus ces moments exaltants. Avec le LHC, nous nous efforcerons aussi de communiquer très vite vers l’extérieur.»
A l’interne, «le DG a prévu un code de bonne conduite». Il doit être finalisé sous peu. «Cela ne préviendra pas les fuites, mais au moins ces règles seront posées et signées par tous. Et elles permettront éventuellement de prendre des mesures. Mais je préfère la médiation à la punition», explique Rolf-Dieter Heuer, qui se veut confiant qu’aucun de ses collaborateurs tirera toute la couverture à lui. D’ailleurs, à quoi bon? Le Prix Nobel de physique, qui pourrait récompenser le découvreur d’une particule aussi cruciale que le boson de Higgs? Certes, la prestigieuse récompense ne peut être divisée qu’en trois personnes au plus, et ne peut être attribuée à un vaste collectif. Mais les physiciens savent que toute découverte avec le LHC ne sera pas l’Å“uvre d’un seul chercheur, mais forcément celle de grandes équipes.