L’insecte importé accidentellement de Chine en 2004, qui dévore les abeilles, doit bientôt envahir la Suisse par l’ouest. A l’Université de Lausanne, le biologiste Daniel Cherix et son équipe testent la parade: des pièges odoriférants
Les abeilles avaient-elles besoin de cela? En plus du parasite varroa, des maladies virales et des pesticides, voilà que les précieux insectes pollinisateurs devront très bientôt lutter, en Suisse, avec une menace supplémentaire, le frelon asiatique, dont le passe-temps favori est la chasse à l’abeille. Mais déjà, la riposte se prépare: cette semaine, Daniel Cherix et ses collègues biologistes de l’Université de Lausanne ont testé des pièges à frelons. Histoire de fourbir les armes des apiculteurs, le moment venu, contre ces envahisseurs venus d’Orient. Pour le célèbre entomologiste vaudois, c’est le dernier combat qu’il mène en tant que professeur, avant de prendre sa retraite, ces prochains jours.
Le frelon asiatique (Vespa velutina) est arrivé en 2003 en Aquitaine française… par bateau. Des poteries commandées en Asie et destinées à contenir des bonzaïs devaient héberger de jeunes reines en hibernation. Et voilà lancée la première invasion en Europe d’une des 19 espèces de frelons d’Asie.
Répartition de Vespa velutina nigrithorax en Europe de 2004 à 2010.
Ces reines ont pris leurs quartiers dans le sud-ouest de la France et s’y sont développées selon un cycle bien connu. «La reine fonde sa colonie au printemps, dans un endroit abrité (cabane, trou de mur, etc.), explique la spécialiste Claire Villemant, du Muséum d’histoire naturelle de Paris, dans un article daté de février dernier. Mais, comme d’autres frelons, lorsque le site primaire devient trop étroit, la colonie délocalise vers un autre nid, construit à un emplacement plus dégagé et plus élevé», telles les hautes branches d’un arbre. «D’abord sphérique, ce «guêpier» devient ovoïde en fin de saison, lorsque les ouvrières ont renforcé le sommet d’épaisseurs de carton alvéolé qui protègent le nid des intempéries. Les plus gros nids peuvent atteindre un mètre de haut. On a estimé à 6000 en moyenne le nombre total d’individus produits par un nid mature au cours d’une saison. Mais les plus grosses colonies pourraient produire plus de 15 000 individus». Ce qui fait vite du monde à nourrir…
Pour remplir son garde-manger, le frelon asiatique capture des insectes (papillons, pucerons, guêpes, etc.) et n’en garde que les parties «musclées» pour en faire des boulettes qu’il rapportera aux larves. Et comme tout un chacun, l’énergumène a son péché mignon: les abeilles. Pour les attraper, «il se place devant la ruche et attend en vol stationnaire le retour des butineuses, dit Daniel Cherix. Il les capture en vol et, en trois coups de pinces, les dépèce pour n’en garder que le thorax.»
En Asie, l’abeille asiatique Apis cerana a développé une stratégie de défense contre leur prédateur: «Elles se mettent à plusieurs pour l’entourer en formant une boule, ce qui l’étouffe en le privant d’oxygène», dit Daniel Cherix. Leurs cousines Apis mellifera, qui butinent dans nos champs, en ont déjà pris de la graine: «Elles commencent à adopter la même technique. Mais les pauvres n’arrivent pas encore à se mettre assez ensemble pour achever le frelon.» Et l’affreux, donc, de s’en donner à cÅ“ur joie… «Un nid contenant un millier de larves peut «consommer» jusqu’à 3000 abeilles par jour. Si bien qu’en deux jours, une ruche d’abeilles peut être mise à mal!»
L’envahisseur tape d’autant plus gaiement dans ces réserves de vivres volantes que toutes les conditions l’invitent à s’étendre géographiquement: un climat similaire, ici, à celui d’Asie, une absence de prédateurs et une faible compétition avec le frelon européen (V. crabro), enfin un manque de maladies pouvant l’affecter.
«V. velutina se répand rapidement à travers la France et risque d’envahir la majeure partie de l’Europe occidentale», estime Claire Villemant, qui a publié le 15 juin, dans la revue Biological Conservation, la modélisation de sa propagation à venir. «La Suisse ne sera pas épargnée, ajoute Daniel Cherix. Si le frelon asiatique peut venir chez nous, il n’y a aucune raison qu’il ne le fasse pas. Car notre environnement mi-agricole mi-urbanisé lui convient.» «Pour l’instant, nous n’avons pas identifié d’individus sur notre territoire, confirme Jean-Daniel Charrière, du Centre de recherches apicoles de l’Agroscope Liebefeld-Posieux. Mais ce n’est qu’une question de temps.» La présence de la grosse guêpe a en effet été confirmée à trois reprises autour de Dijon. «L’on sait que les frelons asiatiques aiment construire leur nid près des cours d’eau; or ceux-ci ne manquent pas en Suisse. Par contre, la saison de leur développement pourrait être plus courte que dans le sud de la France. Ce qui ralentirait son expansion.». Et l’expert de mitiger enfin: «Les dégâts qu’il peut réellement infliger aux ruches restent à quantifier précisément. Nous manquons encore de données.»
Quoi qu’il en soit, les scientifiques ont déjà prévu le comité d’accueil. «Un type de pièges est déjà commercialisé», dit Daniel Cherix. Il s’agit d’un récipient en plastique jaune contenant du liquide, mélange d’eau, de sucre, de produits attirant les frelons mais à la composition gardée secrète par les inventeurs, et d’alcool, qui repousse les abeilles. Chaque pièce coûtant assez cher, les scientifiques vaudois ont fabriqué leur propre modèle, à l’aide de bouteilles de PET à moitié transparentes, bardées de trous pour laisser passer les abeilles trop curieuses et les hyménoptères plus petits. «Nous, nous utilisons aussi du foie de porc dans nos pièges pour attirer les frelons», précise Albertine Roulet, assistante dans l’équipe lausannoise. «En l’absence du frelon asiatique sur l’Arc lémanique, nous vérifions pour l’instant que ces deux types de pièges n’ont pas d’impact sur l’entomofaune locale, autrement dit qu’ils n’attirent pas d’autres espèces…», résume Daniel Cherix. D’ici peu, son équipe va aussi installer ces dispositifs aux environs de Genève, avec l’espoir d’attirer la bête…
Carte des potentialités d’expansion (zoom sur l’Europe) de Vespa velutina nigrithorax
Mais comment lutter sur toute l’Europe avec des appâts dont l’efficacité s’étend au mieux sur un petit hectare? «A terme, l’objectif est surtout de pouvoir donner une arme aux apiculteurs, en leur recommandant si besoin de placer de tels pièges autour de leurs ruches», répond l’entomologiste. «Ces pièges ne serviront pas à capturer beaucoup de reines, estime Jean-Daniel Charrière. Et ils peuvent malgré tout laisser s’échapper les frelons moins dodus.» «Dès 2007, l’éradication de V. velutina a été considérée comme impossible en raison de son implantation géographique trop étendue et de la forte densité de ses colonies», écrit même Claire Villemant.
La lutte contre l’oppresseur vrombissant ne fait que commencer.