Le 8 juillet, Atlantis doit décoller pour le 135e et dernier vol d’une navette spatiale. L’héritage de l’engin? Il a mis en orbite Hubble et permis d’ériger la Station spatiale. Mais il n’a pas tenu son rôle de «taxi de l’espace». Sans relève, il laisse pour quelques années la NASA sans accès propre à l’espace
«D’aucuns disent que notre dernière mission d’une navette marque la fin de 50 ans de domination américaine dans le vol spatial habité. Je suis ici pour vous dire que notre leadership dans l’espace va continuer pour un autre demi-siècle au moins, tant nous avons jeté les bases du succès – et pour la NASA, l’échec n’est pas une option.» Vendredi devant le National Press Club à Washington, Charles Bolden, administrateur de l’Agence spatiale américaine et lui-même ancien astronaute, se livrait à un exercice d’automotivation que ses quatre collègues d’Atlantis rééditeront probablement le 20 juillet. Ce jour-là, ils rentreront de l’espace pour ce qui aura constitué le 135e et dernier vol d’une navette spatiale – décollage le 8 juillet à 15h26 GMT.
Eux fermeront un chapitre de la conquête spatiale qui aura duré 30 ans. Une épopée technologique qui aura fait rêver plusieurs générations, à travers les images fantastiques que l’engin aura permis de livrer. Mais aussi tenu en haleine à cause de ses tragiques rebondissements, les deux explosions des navettes Challenger, en 1986, et Columbia, 17 ans plus tard.
Un programme qui, en dépit de tous ses succès et des 200 milliards de dollars alloués durant 40 ans, n’aura jamais permis de combler les attentes: rendre l’accès à l’espace aussi routinier que de prendre un bus. Une aventure, enfin, qui laisse l’Agence spatiale américaine, et tout le pays avec elle, devant un vide spatial pour quelques années.
L’héritage des navettes
«C’était un pari très courageux et ambitieux qu’a fait la NASA de mettre en service un engin réutilisable pour accéder à l’orbite basse», rappelle Claude Nicollier, qui a volé à quatre reprises sur la navette. Trop ambitieux, en fait: «Quand je suis arrivé en 1980 à Houston, on parlait encore d’un «avion de ligne de l’espace», à bas coût, avec un niveau de sécurité élevé, et à grande fréquence de vols, 50 par an.» Mais la réalité a vite rattrapé les ingénieurs: entretenir l’oiseau blanc s’est avéré très onéreux – le coût moyen par vol vient d’être évalué à 1,5 milliard de dollars –, et complexe, avec les 30ā€000 tuiles du bouclier thermique à inspecter sans relâche. Si bien qu’en 30 ans, seuls 135 vols auront lieu. «En fait, la navette est arrivée «trop tôt», car il existerait aujourd’hui des technologies plus abouties» pour constituer ce bouclier. «Cela dit, en matière de confort – avec sa cabine spacieuse, ses surfaces de vision généreuses – et de performance de pilotage, la navette est un engin extraordinaire, s’émerveille Claude Nicollier. Imaginez: on disposait d’une finesse de positionnement de quelques centimètres seulement, en volant à 28ā€000 km/h, en s’approchant de Hubble par exemple.»
«Lorsque l’on évoque l’héritage des navettes, il est évident de parler du télescope spatial», reprend John Logsdon, ancien directeur du Space Policy Institute à l’Université George Washington. «Sans elles, il aurait été impossible d’aller réparer cet instrument qui a révolutionné notre vision de l’Univers.»
L’autre legs de ce programme est la construction de la Station spatiale internationale (ISS), rendue possible par l’immense «porte-bagages» disponible uniquement sur les navettes: «Finalement, ces engins auront été des camions de l’espace. Un moyen, plutôt qu’une fin en soi.»
Station spatiale en service
De cette résidence à 165 milliards de dollars, selon le calcul de l’historien de l’espace Jacques Vilain, moult scientifiques auront critiqué l’absence de perspectives; la fin de l’ISS avait d’abord été fixée à 2015, ce qui a retenu les chercheurs de proposer des projets de longue haleine; selon Charles Bolden, quelque 1200 expériences y ont déjà été menées. De plus, l’essentiel du temps de ses habitants a jusque-là été consacré à sa construction. «Maintenant, l’ISS va entrer dans ses pleines capacités opérationnelles, assure John Logsdon. Je n’aime pas les scientifiques qui décident de l’utilité d’une expérience avant qu’elle soit menée. On ne sait pas encore quelles retombées découleront de l’usage de l’ISS.»
En février dernier, les cinq partenaires (Etats-Unis, Europe, Russie, Japon, Canada) ont répété leur volonté d’en faire «un laboratoire d’importance primordiale», en biologie (croissance de plantes en apesanteur), en sciences des matériaux (fabrication de cristaux inédits) ou en médecine. Même si, selon les experts, aucun médicament miracle ne tombera du ciel. Les physiciens, eux, attendent des résultats révolutionnaires de l’expérience AMS qui vient enfin d’être fixée sur l’ISS, d’où elle chasse les particules d’antimatière de l’Univers primordial. Quant aux climatologues, sollicités l’an dernier par l’Agence spatiale européenne (ESA), ils veulent en faire un poste d’observation inédit à 350 km d’altitude pour étudier l’atmosphère, les étendues d’océans et de forêts, et le climat.
Du côté américain, on voit surtout l’opportunité d’utiliser l’ISS en physiologie, afin d’y étudier les effets du dangereux rayonnement cosmique et de l’apesanteur sur l’organisme, en prévision des explorations futures du système solaire; James Pawelczyk, de la Pennsylvania State University, avance que les os des hanches des astronautes pourraient perdre jusqu’à 40% de leur densité lors d’un voyage vers Mars. D’où la volonté affichée du gouvernement de garder l’ISS en service jusqu’en 2020. «C’est une pièce centrale pour nos activités spatiales dans la prochaine décennie», a assuré Charles Bolden. Le souci, c’est qu’après le vol d’Atlantis la NASA n’aura plus les moyens d’y aller.
Quel accès à l’espace?
Selon John Logsdon, le programme «navettes» a aussi eu le mérite de «maintenir une image de leader pour les Etats-Unis dans le spatial». Toutefois, la NASA se serait perdue en orbite: «Cela fait 40 ans que je suis ce domaine, et je ne l’ai jamais vu dans une si grande confusion!» Pourquoi? Depuis une trentaine d’années, la NASA a tenté d’imaginer le véhicule qui succéderait à la navette. «Elle y a même investi 20 milliards de dollars. Mais, l’un après l’autre, ces projets se sont heurtés à un manque de volonté politique et de financements», regrette John Logsdon. «Ironiquement, la qualité de la navette a aussi freiné tout autre développement», confie Wayne Hale, ancien directeur des vols à la NASA, sur le site Space.com.
Le coup de grâce est donné en 2004: le président américain George W. Bush lance le programme d’exploration Constellation, visant à développer un nouveau lanceur lourd et signant la mise à la casse des navettes spatiales. Jugé irréaliste en septembre 2009, ce plan a été abandonné. Mais sans moyen d’accès propre à l’orbite basse, les Américains doivent désormais louer des sièges dans les lanceurs Soyuz de leur ancien ennemi russe. Le 14 mars 2001, la NASA a reconduit son contrat avec sa pendante Roskosmos, pour l’acheminement de 12 astronautes vers l’ISS d’ici à 2016. Montant signé: 753 millions de dollars, les Russes n’ayant pas hésité à faire passer le prix d’une place à 62 millions, contre 20 il y a dix ans.
De son côté, l’Europe spatiale observe ce chassé-croisé avec peut-être une idée derrière la tête. L’ESA a lancé par deux fois l’ATV, un cargo spatial automatisé qui va se désintégrer dans l’atmosphère une fois qu’il a servi. Elle développe actuellement un modèle (l’ARV) pouvant survivre à une rentrée dans l’atmosphère, et ainsi ramener sur Terre du fret. Or, à l’ESA, on n’a jamais nié que ce véhicule pourrait être transformé pour accueillir des êtres humains.
Sociétés privées dans le jeu
Soucieuse de son indépendance d’accès à l’ISS tout en souhaitant placer une grosse part de son budget dans les programmes d’exploration lointaine, la NASA a prévu un «plan B». En avril, elle a alloué 269 millions à quatre sociétés privées américaines actives dans l’aérospatial (SpaceX, Sierra Nevada, Boeing et Blue Origin). Mandat: développer d’ici à 2015 une capsule permettant d’atteindre l’orbite et d’en revenir. Quatre, afin d’entretenir la concurrence, et de faire baisser les coûts.
C’est «un projet naïf et imprudent», a aussitôt qualifié l’astronaute Neil Armstrong, selon qui il faudra des années et des investissements considérables pour atteindre le niveau de sécurité requis. «La décision est noble et juste, rétorque Claude Nicollier. Ce n’est pas le rôle de la NASA de construire une nouvelle navette comme on fabrique une nouvelle voiture. Et, même avec une mainmise moins directe, la NASA va surveiller de très près la fiabilité des engins proposés.»
L’une de ces sociétés, SpaceX, tient la corde: fin 2010, elle a placé en orbite sa fusée Falcon 9, coiffée de la capsule Dragon, qu’elle a récupérée dans l’océan; deux autres vols sont prévus cet automne, incluant des arrimages à l’ISS. Son propriétaire, le milliardaire Elon Musk, a déjà affirmé qu’un siège coûterait seulement 4 millions de dollars.
A l’Est, de la concurrence
Si les responsables de la NASA cherchent à vite pallier leurs flottements stratégiques passés, c’est qu’à l’Est on s’active. En mars, L’Iran a indiqué avoir testé une capsule destinée à envoyer un singe dans l’espace. La Chine, surtout, veut disposer dès 2020 de sa propre station spatiale, formée de trois modules. Le premier, Tiangong 1 (qui signifie «palais céleste») doit être lancé cet automne, juste avant la fusée Shenzhou, qui s’y arrimera d’ici à fin 2011. Mais «comme la Chine s’aventure sur une terra incognita, les risques sont beaucoup plus grands», modère Eric Hagt, du Center for Defense Information à Washington. «Ce qu’ils font équivaut à ce que les Russes ont fait dans les années 80», minimise aussi John Logsdon.
Les intentions chinoises visent en réalité à se faire accepter au sein du «club de l’ISS»: «La Chine voudrait coopérer avec d’autres pays pour une utilisation pacifique de l’espace», a confirmé Yang Liwei, premier «taïkonaute» en 2003. Or, pour l’heure, le gouvernement américain, craignant de l’espionnage industriel, vient d’interdire à la NASA toute collaboration avec la Chine, dont le programme spatial est encore géré par les militaires.
L’accès à l’orbite basse et son utilisation seront indubitablement, ces prochaines années, au cÅ“ur d’enjeux politiques captivants.