Existe-t-il des substances pharmacologiques pour «soigner» les ruptures amoureuses? Ou plus prosaïquement, se détacher d’une personne malfaisante dans une relation semblant pourtant infrangible? Peut-on «médicaliser l’amour»? Le neuroéthicien de l’Université d’Oxford Brian Earp évoque cette science encore balbutiante
«Soigner» les cœurs brisés après une rupture à l’aide de substances pharmacologiques. Plus pragmatiquement, aider des personnes à s’extraire d’une relation inappropriée leur semblant infrangible. Bref, «médicaliser l’amour», et les sentiments qui y sont rattachés. La science, à ce sujet, balbutie encore. Mais neuroscientifiques et éthiciens s’y intéressent de plus en plus. A l’Université d’Oxford, Brian Earp porte ces deux casquettes. Après divers articles académiques, il prépare un livre grand public.
Quelles que soient les définitions que les cultures donnent de l’amour, ce spécialiste s’élève contre cette «vision naïve selon laquelle ces sentiments sont du registre de l’âme. Ceux-ci sont construits, connectés et ancrés à ce qui se passe dans le cerveau». Donc, s’il est possible d’intervenir chimiquement à ce niveau, les altérer n’est pas illusoire. «Nous avons déjà des substances qui modifient nos relations amoureuses: antidépresseurs, alcool, pilules contraceptives. Cela vaut la peine d’investiguer ce champ d’études.»
Le Temps: Qu’est-ce que l’amour, neuroscientifiquement parlant?
Brian Earp:C’est un phénomène surtout ancré dans trois anciens systèmes neurochimiques qui ont évolué pour satisfaire les besoins de reproduction de nos ancêtres: le premier est lié au plaisir de la chair, le second à l’attraction, qui nous rapproche de quelqu’un en particulier, le dernier à l’attachement, qui nous fait rester avec cette personne pour peut-être assurer un rôle de parentalité. L’expérience de l’«amour» est basée sur l’activation de cette trilogie connectée dont – qui plus est – la sensibilité dépend de facteurs géoculturels.
– Cela explique-t-il que «l’amour ne dure pas», comme on l’entend…
– Aux Etats-Unis, l’on observe un pic de divorces après 3-4 ans, puis 7 ans de couple; selon des chercheurs, c’est le nombre d’années qu’il faut pour élever un, respectivement deux enfants, jusqu’à une certaine autonomie. Cette durée serait corrélée avec le temps d’activation du système de l’attachement, et expliquerait pourquoi, cette période passée, chaque partenaire d’un couple tendrait à recommencer à regarder ailleurs… D’aucuns affirment ainsi qu’il est normal d’aligner les relations courtes. Or, si des biotechnologies inédites permettent d’étendre le sentiment d’engagement passionné, pour permettre aux parents d’élever leurs enfants jusqu’à leur maturité, je comprends qu’on s’y intéresse.
– Comment fonctionneraient ces médications?
– L’idée reste d’interférer avec ces systèmes, qui se superposent, ce qui ne simplifie rien. Prenez le premier, celui du désir sexuel, de la libido. On connaît des méthodes de castration chimique depuis longtemps. Mais il a aussi été montré que des antidépresseurs pouvaient stimuler la sérotonine, qui bloque les émotions extrêmes et rend difficile l’établissement de nouveaux liens romantiques. C’est un effet secondaire pour ceux qui sont soignés pour une dépression, mais cela peut aider ceux qui veulent atténuer un désir sexuel marqué pour autrui.
Une autre molécule bien connue, l’ocytocine, aide à soutenir cette fois l’attachement lorsqu’elle est secrétée dans le cerveau. Des études sur des rongeurs d’ordinaire monogames ont montré que, lorsqu’on leur injectait un médicament bloquant l’ocytocine, ils redevenaient polygames. Le même procédé pourrait être appliqué chez l’homme.
– Dans quels cas précis?
– Celui d’une personne se trouvant dans une relation d’abus violente ou souffrant du syndrome de Stockholm [pour un otage, tisser des liens forts avec son geôlier], et qui, bien que consciente de la situation, est incapable de mettre fin à cet attachement quasi viscéral.
– Et pour apaiser des peines de cœur?
– Avant tout, il peut simplement être profitable de passer par là, pour les remises en question personnelles que cela permet. De plus, les peines de cœur durables sont souvent assimilées à des dépressions, contre lesquelles il existe aussi des thérapies non médicamenteuses. Cela dit, pour les cas critiques, on peut imaginer prescrire des médicaments comme ceux donnés aux patients souffrant de stress post-traumatique, tels les soldats chez qui jaillissent les souvenirs de guerre. Pour les peines de cœur graves, l’idée n’est pas d’effacer un partenaire de sa mémoire – comme dans le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind –, mais seulement d’annihiler dans les souvenirs la douleur émotionnelle liée à son évocation. Ce n’est plus impossible.
– Ces substances peuvent-elles aussi aider certaines gens à aligner leur comportement sur leurs valeurs?
– Oui. Il n’y a pas encore de recherches là-dessus, mais c’est un de nos arguments. Chez les hommes par exemple, le niveau de testostérone baisse avec l’arrivée d’un enfant, ce qui le rend naturellement plus monogame. Or, cet effet s’atténue avec le temps. La monogamie étant valorisée dans de nombreuses cultures, certains peuvent ne plus arriver à accorder leur psychobiologie sur cette valeur qu’ils ont fait leur. Mais s’ils veulent ne pas se compliquer la vie, rester en famille sans être attiré ailleurs, peut-être que ces nouvelles technologies médicamenteuses pourraient les aider.
– Ces «biotechnologies anti-amour» pourraient-elles être détournées ou imposées dans des cercles n’acceptant pas certaines orientations sexuelles ou amoureuses?
– Oui, et c’est un point sensible. J’ai lu dans le journal israélien Haaretz ce cas d’étudiants d’une école juive ultraorthodoxe à qui l’on demandait – de gré ou de force, je l’ignore – d’ingérer des antidépresseurs uniquement pour leur effet secondaire décrit ci-avant: réduire leur libido. C’est aussi ce genre de méthode qui a été utilisée, dans les situations historiques ou communautaires (notamment dans des milieux religieux conservateurs) où l’homosexualité était considérée comme une orientation qu’il fallait infléchir complètement, du moins neutraliser. L’administration de telles substances devrait être simplement interdite chez les mineurs. Les adultes, par contre, devraient garder la possibilité d’en ingérer librement, en cas de besoin. Tout cela dit, si nous n’avons aujourd’hui aucune preuve qu’il soit possible, avec des molécules, d’inverser sa libido pour un genre sexuel vers un autre, qui sait ce qu’il en sera dans 10 ou 20 ans…
– Que penser de cette idée de «médicalisation de l’amour»?
– Cette idée présuppose que toute médicalisation est négative. Mais c’est loin d’être toujours le cas. Prenez l’épilepsie. Cette affection était vue comme une condition spirituelle, avant que l’on se dise qu’il y avait des causes neuroscientifiques. Pour lesquelles on a ensuite trouvé des médicaments. Il en va de même pour la médicalisation de l’accouchement ou de l’avortement qui a participé, pour certains, de l’émancipation de la femme.
Prenons le cas d’un mariage chancelant d’un couple qui va en thérapie. Le thérapeute utilise des données scientifiques de tout genre sur les relations humaines pour aider ces deux partenaires: c’est aussi de la médicalisation. Or, personne n’y voit quoi que ce soit de négatif.
Peut-être que si l’on veut faire avancer le savoir et les bonnes pratiques dans ce domaine, travailler sur la compréhension profonde des mécanismes amoureux n’est pas une mauvaise démarche.
– C’est tout de même un nouveau secteur fantastique de débouchés pour l’industrie pharmaceutique…
– Certes, ces firmes recherchent de nouveaux marchés. Tel celui du «Viagra féminin», même si les femmes n’ont aucune dysfonction érectile. Ce médicament répondrait ainsi à une maladie inventée, dont le symptôme serait un manque de désir. Mais ce dernier varie d’une personne à l’autre. Cela dit, je ne vois rien de mal à ce qu’une femme prenne une telle substance pour augmenter sa libido. Seulement, notre société reste mal à l’aise de faire prendre des médicaments aux gens s’ils ne répondent pas à un impérieux besoin médical. D’où cette hérésie d’inventer des maladies.
– Avec vos recherches, n’avez-vous tout de même pas l’impression d’ôter tout mystère à l’amour?
– Beaucoup apprécient ce sentiment parce qu’il semble mystérieux. Mais nombre de gens admirent le ciel nocturne en pensant qu’il l’est aussi, se posant moult questions philosophiques en fixant les astres. Or, des astronomes étudient ces derniers, reconstituant petit à petit l’histoire de l’Univers. Pourquoi, si l’on comprend un jour exactement ce qui se passe dans le cerveau de deux amoureux qui se plongent dans les yeux l’un de l’autre, ce moment perdrait-il en beauté? Il est intéressant de voir à quel point l’on a tendance à faire un amalgame entre l’ignorance et la beauté. Je pense qu’il est plus beau de tenter de découvrir les mécanismes en jeu dans l’«amour». Cela posera maintes autres questions. Quel est le rôle de la neurochimie? Quelle influence les substances pharmacologiques auront-elles? Que décide-t-on ou non de valoriser? Cette démarche scientifique, qui s’inscrit dans de vastes questions de couple, est pour moi loin d’épuiser le mystère de l’amour.