Pour l’ingénieur informaticien et artiste israélien Guy Hoffman, les mouvements des robots priment sur leur apparence dans leurs interactions. Pour cette étoile montante de la robotique, ce serait là la clé pour une meilleure acceptation des machines par les humains
Robots, avez-vous donc une âme?, l’enregistrement vidéo de sa conférence TEDx, qui présente des robots musiciens ou domestiques, a déjà été vu près de trois millions de fois sur Internet. Puisées dans son parcours de vie désordonné, les idées de Guy Hoffman, invité à s’exprimer à Zurich lors de la Science Night de Novartis, sont fascinantes autant qu’évidentes a posteriori. Ce jazzman et informaticien israélien, devenu spécialiste des interactions entre humains et robots, après être passé par des classes de cinéma d’animation et de théâtre, aligne sur son CV les noms de hautes écoles célèbres: Tel Aviv University en Israël, Georgia Tech, MIT de Boston et dès cet automne Cornell University aux Etats-Unis. Sa devise: «Tôt ou tard, tout un chacun vivra avec un robot. Il sera donc préférable d’apprécier cette expérience…» Ou comment, en travaillant sur les mouvements des machines, les ingénieurs sont appelés à faire des robots nos futurs «amis».
Le Temps: Comment souhaitez-vous voir ou faire évoluer les interactions entre hommes et robots?
Guy Hoffman: Les robots restent des objets de technologie, celle-ci étant mue surtout par la curiosité et des motifs économiques. Mais pour la première fois, avec les robots, cette technologie interagit vraiment avec nous de manière profonde et intime. Les robots vont partager nos vies. Mon souhait est que nous en fabriquions qui respectent les expériences humaines. L’ambition est d’honorer notre humanité lorsque l’on procède au design d’une machine.
– Comment, très concrètement?
– Ce qui m’intéresse le plus est ce que j’appelle la «synchronisation physique» entre l’homme et le robot; je parle alors des interactions entre eux comme d’une «danse», d’un moment poétique partagé, loin de quelque chose de seulement mécanique. Les robots se retrouveront dans les hôpitaux, EMS, écoles, fast-foods, usines, et travailleront de concert avec les humains, qui devront les supporter. Si leurs concepteurs rendent ces machines trop… robotiques, sans prendre en considération les besoins émotionnels liés aux interactions dont ont besoin les humains, c’est d’une certaine manière ces derniers qu’ils trahissent. Par exemple, dans les usines du futur, les employés pourraient disposer d’assistants robotiques qui s’adaptent à leur comportement, apprennent leurs préférences, leur langage corporel, etc. A leur plus grande satisfaction.
– Pourquoi cet aspect est-il si crucial? Les robots ne sont-ils pas simplement là pour nous servir?
– Dans un restaurant, plutôt qu’un serveur qui vous jette les plats sans vous regarder, vous préférerez un sommelier multipliant les égards pour vous. De même, je suis convaincu que, avec les robots, c’est l’expérience vécue par leurs interlocuteurs humains qui compte le plus. On pourra toujours démultiplier et améliorer la technologie, on ne va rien en tirer de plus si l’on ne valorise pas notre propre vécu d’utilisateur, si l’on ne se soucie pas des émotions qu’un robot peut susciter chez un être humain.
– L’enveloppe physique de ces robots doit donc jouer un rôle. Doivent-ils ressembler à l’humain?
– Ceux qui s’entêtent à trop anthropomorphiser les robots ont tort. Nous ne manquons pas d’humains sur Terre, pas besoin d’en créer d’autres, qui plus est artificiels. Cela découle d’un manque d’imagination. Pour moi, le plus important, c’est le mouvement. Ceux d’un robot doivent être pensés avec autant de soin que leur design; c’est un défi inédit dans la robotique industrielle. Notre expérience avec notre robot musicien [un bras surmonté d’une sphère où s’ouvre un orifice, qui peut être vu comme œil, ou une bouche] a montré que, lorsqu’il bouge en rythme, de manière fluide, et regarde un autre musicien, les spectateurs ont vraiment l’impression que l’engin ressent la musique. Ce qui suscite chez eux de la sympathie pour lui.
– Est-il par contre illusoire d’imaginer reproduire des émotions chez les robots eux-mêmes?
– Pragmatiquement, les émotions ne sont pas quelque chose de mystérieux et de propre à l’homme. Ce sont des mécanismes physiologiques s’activant dans nos cerveaux qui nous font réagir rapidement à telle ou telle situation. Pour moi, les réflexes basiques et les émotions sont d’ailleurs les extrêmes d’un même gradient; les émotions seraient ainsi des réflexes complexes. En ce sens, il n’est pas exclu que des robots puissent présenter des sortes d’émotions qui les aident à se comporter de manière plus efficace.
– Tout serait donc dans les interactions non verbales…
– Beaucoup, oui. Etudiant, j’ai été très influencé par un article des années 1970 expliquant que regarder une personne qui parle durant cinq secondes suffit pour en savoir autant sur elle que quelqu’un qui la connaît depuis des mois. Cela montre à quel point le langage corporel, les comportements non verbaux sont déterminants.
– Est-ce difficile d’implémenter cette idée dans des robots?
– Nous n’en sommes qu’au début. Moult études tentent de percer les mécanismes fins de ces processus d’interaction. Dans l’une, nous avons voulu vérifier dans quelle mesure un robot assistant à une conversation entre deux personnes pouvait les pousser à parler davantage ou moins, suivant que l’engin tournait la tête vers le locuteur (marquant ainsi de l’intérêt) ou vers l’auditeur (indiquant peut-être au locuteur qu’il parle trop)… Les analyses sont encore en cours. Il semble que la présence du robot n’influence pas tout le monde de la même manière, mais que les personnes qui sont le plus affectées sont celles qui sont introverties.Certains aspects de ce domaine inédit de la robotique sont donc faciles à implémenter, comme faire tourner une tête de robot. On doit désormais réussir à rendre l’engin capable de cerner votre personnalité, vos préférences. C’est complexe, tant nous sommes tous uniques et avons qui plus est grandi au sein de cultures différentes.
– D’aucuns craignent l’apparition de systèmes dotés d’une intelligence artificielle (IA) exceptionnelle, voire surhumaine. Vos travaux contribuent-ils à ériger de telles entités?
– L’IA dont on dote les machines est effectivement en train de faire des progrès phénoménaux. Qui plus est, les ingénieurs développent cette IA en réseau, mettant d’immenses quantités de données à la disposition de ces systèmes. Votre simple robot-aspirateur partage ainsi, à travers le Wi-Fi, ses expériences avec tous les autres produits fabriqués par la même société… Désormais, avec le nouveau champ qui s’ouvre, les robots acquerront en quelque sorte leurs propres capacités émotionnelles tant ils adapteront leurs mouvements à leurs propres expériences, et improviseront. Vous pouvez ignorer votre téléphone, parce que cela ne reste qu’un objet. Or pourrez-vous ignorer complètement un robot qui s’approche de vous de manière adéquate, convaincante, au point même d’obtenir des informations de vous, de vous convaincre de mener telle action? De même, les boîtes à cases qui vous rappellent, avec des voyants lumineux, de prendre vos médicaments peuvent être oubliées, ou vous laisser indifférent. Mais imaginez qu’un robot connaissant vos soucis de santé vous apporte vos médicaments et, en vous regardant ou en secouant la tête lorsque vous le repoussez, voire en vous mettant la main sur l’épaule, vous dise: «Je sais que c’est difficile et que ces pastilles vont vous donner la nausée, mais c’est pour votre bien sur le long terme.» Le repousserez-vous aussi facilement?Je suis optimiste, serein et non craintif face à ces évolutions. Mais il faut rester sensible à la manière dont on les implémente. Surtout, ce sont des questions dont devrait s’emparer la société pour discuter. C’est trop peu le cas aujourd’hui, notamment parmi les jeunes, très friands de technologie, et dont c’est le futur qui se construit.
– Passez-vous pour un iconoclaste parmi les ingénieurs purs et durs?
– Au début, oui, je leur paraissais très bizarre. Lorsque jadis j’évoquais le mariage du film d’animation, de l’art, de l’activité théâtrale et de la robotique, on me prenait pour un jeune fou. Aujourd’hui, cette idée est plus répandue et mieux perçue, je le sens aux questions que l’on me pose. La motivation générale est vraiment d’éviter de connaître un futur dystopique.
– Selon le titre de votre conférence TEDx, les robots auront-ils donc une âme un jour?
– Je n’ai pas choisi ce titre. C’est le fruit du brillant marketing des équipes TED, qui ne m’ont pas consulté. Si j’avais su, je m’y serais jadis opposé. Aujourd’hui, je leur donne raison, vu le succès de la vidéo, donc l’intérêt que lui portent les gens. Cela dit, je ne sais pas moi-même ce qu’est l’âme. Chacun en a sa propre description. Si quelqu’un me livre la définition ultime de l’âme, je lui dirai si les robots en ont une. Je suis un humaniste. Je pense en revanche que les robots peuvent être très utiles pour connecter l’homme à sa propre âme, quelle qu’elle soit.