Docteur en neurosciences, Greg Corrado dirige le groupe de recherche en «réseaux de neurones» et intelligence artificielle chez Google. Il était au Brain Forum, à l’EPFL, pour évoquer les dernières avancées du géant d’Internet
C’est l’un des «cerveaux de Google». Au sens propre et artificiel, plus que figuré: Greg Corrado dirige, auprès de la firme de MountainView (Californie), le groupe sur les «réseaux de neurones profonds», une technique d’intelligence artificielle très en vogue, pour laquelle tous les géants d’Internet s’arrachent les meilleurs experts. Docteur en neurosciences, Greg Corrado était le 26 mai 2016 au Brain Forum, à l’EPFL, la réunion des grands projets d’étude du cerveau.
Si je vous envoie un courriel, est-ce vous ou une machine intelligente qui me répondra?
(Rires) Vous faites référence à Smart Reply, l’outil de réponse intelligente que nous avons lancé en 2015. En 2009, on blaguait en l’évoquant. Or six ans plus tard, ce système est une réalité. Il se dit qu’entre 10 et 20% des réponses à des courriers de Gmail sont ainsi automatiques, sans que les gens le réalisent forcément Comment fonctionne-t-il? Un premier «réseau de neurones» décide si l’e-mail mérite une réponse. Si oui, un second réseau fait des propositions de réponses, modifiables, mais qui ne sont pas a priori personnalisées (par exemple en reprenant mes fautes de langage ). Pour l’instant, car cela va venir dans Allo, l’application de discussions que Google va lancer sous peu.
«Réseau de neurones», «apprentissage automatisé» («machine learning» ou «deep learning», en anglais), «intelligence artificielle» (IA): quelles sont les différences?
L’IA, c’est l’art et la science de programmer des machines les plus intelligentes possible; c’est un très large domaine. Le machine learning, c’est la tentation de construire des machines qui apprennent de leurs expériences: un champ plus restreint, mais le plus important et le plus prometteur aujourd’hui. La forme la plus populaire est celle de l’apprentissage par l’exemple: on présente à l’ordinateur des masses de données sur une problématique, puis on lui demande de faire le tri sur d’autres paquets similaires, et l’on indique à la machine si elle fait des erreurs, qu’elle peut alors apprendre à corriger. Ainsi de suite. Pour apprendre, l’ordinateur utilise des «réseaux de neurones»: il s’agit de millions de compartimentages d’un problème écrits sous forme de fonctions mathématiques, liées entre elles, et dont les paramètres peuvent légèrement varier. Ce concept date d’il y a quelques décennies, mais son application nécessitait trop de temps de calcul à l’époque. Aujourd’hui, nous assistons à sa réincarnation, possible grâce à l’énorme puissance actuelle des ordinateurs. Mais aussi grâce à des outils utilisés surtout dans les jeux vidéo pour générer des images, appelés graphics processing units (GPU), dont les mathématiques sous-jacentes sont les mêmes que pour le machine learning. Au point que Google a annoncé mi-mai, à la conférence Google I/O, avoir mis au point ses propres processeurs électroniques pour encore accélérer ce mouvement.
Ces réseaux de neurones ont-ils des désavantages?
Par rapport aux ordinateurs habituels, ils sont plus difficiles à utiliser de manière adéquate, à programmer, à «nettoyer» de leurs erreurs. C’est pourquoi cette technologie est longtemps restée «de niche», car inaccessible à la majorité des chercheurs. Vers 2013, lorsque l’on s’est rendu compte de ce qu’on pouvait faire avec, les experts disponibles n’étaient pas nombreux, donc très recherchés. L’on a alors assisté, parmi les Google, Facebook, Baidu [le Google chinois, ndlr] et autres à une chasse aux «génies» du domaine. Aujourd’hui, l’on vit le «printemps» de ce domaine, beaucoup explorent diverses pistes d’applications. Et avec notamment les bibliothèques d’algorithmes idoines en accès, chacun peut s’approprier cette technologie. C’est dans cet esprit que nous avons lancé en 2015 TensorFlow, une collection d’outils pour utiliser ces techniques de machine learning. Nous essayons de l’établir comme standard auprès de l’industrie.
De quoi, pour Google, développer un nouveau monopole?
Oh non, car tout est en open source, la licence sous laquelle TensorFlow est distribuée l’est aussi. Cela permet aux gens de se l’approprier, de la copier, la modifier. On ne la contrôle plus entièrement. Je pense en fait que l’IA et le système open source vont bien de pair: comme l’on ne connaît pas encore les meilleures manières d’améliorer et exploiter le machine learning, plus il y a de gens qui s’y intéressent et acquièrent des capacités, mieux c’est.
En 2015, vous avez commencé à appliquer cette technologie dans votre moteur de recherche, à travers un «réseau de neurones» baptisé RankBrain. Les résultats sont-ils vraiment meilleurs?
Oui. Lorsque vous entrez une recherche dans Google Search, il y a environ 200 paramètres, ou signaux, qui déterminent le classement des résultats trouvés. Le système Rank-Brain, qui applique une technologie de machine learning, est l’un d’eux. Or l’on s’est aperçu que lorsqu’on le retirait, cela impactait sérieusement la qualité des résultats. En fait, c’est même le troisième signal le plus important dans le moteur de recherche, tant il permet de vraiment comprendre ce que signifie la requête faite.
Quels sont les défis qui vous fascinent le plus?
L’apprentissage par l’exemple, l’humain le fait aussi. Or nous parvenons en plus à apprendre en observant et interagissant avec notre environnement. On appelle cela le «machine learning non supervisé». L’idée est d’apprendre sans maître. C’est un domaine très mal connu, depuis des années, dans lequel on attend une percée. Par ailleurs, les autres challenges sont infiniment nombreux: apprendre à partir d’un petit nombre d’exemples. Ou reconnaître les subtilités dans la communication orale, et faire que les machines à qui l’on parle comprennent mieux ce dont on a besoin: ce champ s’ouvre, et va exploser durant ces dix prochaines années. Je suis impatient quant à la possibilité d’avoir une interaction avec une machine à laquelle je puisse vraiment faire confiance, qui me comprenne même si je n’utilise pas les mots exacts, qu’elle saisisse mes intentions. Voire me fasse des propositions alternatives si elle ne trouve pas ce que je lui demande.
Nous sommes ici au Brain Forum, la réunion de tous les grands projets sur le cerveau dans le monde, dont l’un d’eux est le Human Brain Project (HBP) européen. Vos travaux ont-ils des intersections avec ces grandes initiatives?
Pas vraiment, il s’agit de deux sous-domaines des neurosciences. Le HBP fait des neurosimulations pour directement modéliser ce qui se passe dans le cerveau. On peut se demander si ces simulations sont utiles. De notre côté, nous voulons créer des choses qui le soient cette année déjà. L’échelle de temps de nos activités est différente.
Vous n’évoquez pas ce qu’on appelle l’«intelligence artificielle générale», qui serait l’égale de celle de l’homme. En est-on loin?
Oui, très très loin.
Cela n’empêche pas nombre de gens, dont certains célèbres (Stephen Hawking, Elon Musk, etc.), de craindre ce moment où les machines pourraient prendre le contrôle. Est-ce un souci chez Google?
On doit toujours se demander quelles sont les implications des technologies que l’on développe. Mais cela prend souvent du temps pour y voir clair. Prenez le moteur à combustion: ses impacts environnementaux n’étaient pas évidents dès le début. Il est toutefois très important que tous ces systèmes, lorsqu’ils sont intégrés à des produits réels, n’opèrent que lorsqu’on les sait bien fonctionner. Et même dans ce cas, ils contiennent tous des «poignées d’urgence», des moyens de les court-circuiter. Cela dit, comme chercheur du domaine, je peux dire que, s’il y a d’importants développements et beaucoup d’excitation, nous sommes loin de ce que vous évoquez. De plus, le fait que ces recherches se déroulent de manière ouverte dans la communauté académique est aussi une garantie: tout le monde travaille de concert, de manière souvent collaborative. Et c’est la seule manière pour que ça fonctionne, que l’on avance.