Les trois Britanniques David Thouless, Duncan Haldane et Michael Kosterlitz sont primés en 2016 pour avoir révélé les secrets des modifications de la matière exotique
A quoi peuvent servir un beignet troué et un bretzel? A expliquer des concepts abstraits à l’origine des avancées récompensées mardi par le Prix Nobel de physique. Et dont les auteurs sont David Thouless, Duncan Haldane et Michael Kosterlitz. Ces trois scientifiques britanniques se voient primés «pour leurs découvertes théoriques des transitions de phases topologiques de la matière», résume sobrement dans un communiqué le Comité Nobel.
Cette année, l’auguste aréopage a résolument choisi de récompenser des recherches très fondamentales, mais «qui ont révolutionné notre champ d’investigation», commente Thierry Giamarchi, professeur de physique de la matière quantique à l’Université de Genève, «extrêmement heureux de cette nouvelle, tant ce Nobel est justifié.»
Pile à l’heure du repas
Heureusement, le comité suédois a utilisé – pile à l’heure du repas, lors de l’annonce – des éléments permettant de prendre l’ampleur des progrès faits par les trois lauréats: des bretzels, justement, pour expliquer ce qu’est la topologie. «Il s’agit d’une méthode mathématique pour classer les formes ou décrire les objets», explique Frédéric Mila, professeur de physique théorique à l’EPFL. Et de prendre un exemple simple: un cube, un beignet sans trou (qui ressemble donc à une sphère aplatie), un autre avec un trou au milieu, et une tasse avec une anse. Il est possible de faire subir au cube une déformation pour qu’il devienne un beignet sans trou. Par contre, il est impossible de distordre le cube en un beignet avec trou sans… créer le trou. Enfin, il est aussi possible de modeler le beignet percé pour le faire ressemble à une tasse avec anse, par exemple. Les mathématiciens disent donc que, topologiquement, le cube et le beignet sans orifice appartiennent à la même catégorie, différente de celle des deux autres objets qui ont un trou. Logiquement, le bretzel, lui, avec ses trois parties percées, fait partie d’une classe encore différente.
«L’important à noter, dans tout cela, est que le passage entre les catégories est abrupt: soit il n’y a pas de trou, soit il y en a un, ou deux, ou trois, etc… selon une suite de nombres entiers», précise Thierry Giamarchi. Les lauréats du Nobel 2016 ont appliqué cette méthodologie à des réflexions sur la physique de la matière, et plus particulièrement aux transitions de phase; l’exemple ordinaire d’une transition de phase est celui de la glace se transformant en eau liquide, sous l’effet d’un changement de paramètre, la température. Surtout, ils se sont intéressés non pas à des corps volumineux, mais à des objets très, très plats, autrement dit presque en deux dimensions.
Liquides sans viscosité
David Thouless et Michael Kosterlitz ont par exemple pu expliquer pourquoi certains matériaux, lorsqu’ils sont refroidis près du zéro absolu (-273,15°C), adoptent des comportements superconducteurs, c’est-à-dire qu’ils conduisent l’électricité sans aucune résistance. Et que ces mêmes matériaux voient ce phénomène disparaître lorsque est franchi un certain seuil de température. Une transition de phase alors aussi subite que le fait de créer un trou dans un beignet plein! De même, les deux physiciens ont pu, à l’aide d’équations utlisant la topologie, décrire le passage impromptu de certains liquides vers une phase dite «superfluide»: ces liquides sont alors dépourvus de toute viscosité! Duncan Haldane, lui, a appliqué les théories topologiques à la description de chaînes de petits aimants quantiques, montrant à nouveau un comportement très étrange adopté par la nature: leurs propriétés changeaient non pas de manière continue, mais selon des sauts entiers en fonction de la taille des aimants (comme l’on accroît le nombre de trous dans la pâte).
Pour Thierry Giamarchi, «ces découvertes, réalisées dans les années 1970 et 1980, finalement récompensées par le Nobel, ont une influence colossale sur nos recherches actuelles». Ceci quand bien même – le professeur l’admet – elles peuvent paraître très absconses aux yeux du public: «Ces dernières années, ce sont plutôt des applications pratiques de la physique (la caméra CCD, la diode bleue) qui ont été primées. Mais il ne faut jamais oublier qu’en amont de ces avancées, il y a toujours des innovations absolument géniales en recherche de base et théorique.» «Les scientifiques récompensés cette année sont des gens extrêmement intelligents», abonde Frédéric Mila.
Ordinateur du futur
Si ces percées théoriques ont donc permis d’expliquer des phénomènes qui étaient restés longtemps mystérieux et d’en prédire de totalement nouveaux, elles n’ont pas encore débouché sur des applications dans notre quotidien. «Mais je peux vous dire de quoi les scientifiques rêvent», a glissé Thors Hans Hansson, du Comité Nobel. En l’occurrence, «de nouveaux matériaux conduisant sans peine l’électricité pour transporter l’information» dans les microchips de prochaine génération, ou «de nouvelles manière de coder l’information, grâce à une propriété appelé l’intrication quantique», ceci pour développer les ordinateurs de demain. «Donc, qui sait, ces effets topologiques trouveront peut-être des applications importantes» pour les matériaux électroniques du futur. Et là, tous les yeux se tournent vers le graphène, ces monocouches d’atomes de carbone (dont l’empilement crée le graphite, présent dans la mine des crayons) aux propriétés révolutionnaires qui commencent seulement à être mises au jour.